Le grand maître m'a demandé de poster le concept de mon personnage sur le forum. Ne vivant que pour lui plaire (si si), je m'exécute. (désolé pour les longueurs).
Hâte de vous voir samedi.
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Rome - 5 janvier 1514
En cette nuit glaciale, la crypte de la Basilique de la Sainte Croix de Jérusalem était plongée dans les ténèbres. Seuls les six cierges de l’autel et la veilleuse de cristal incarnat, dont la flamme vacillante indiquait que le Corps du Christ reposait au tabernacle, éclairaient les précieuses mosaïques des murs. Les lieux étaient encore imprégnés d’une forte odeur d’encens et les bouquets de lys blancs qui ornaient l’autel embaumaient le chœur de leurs effluves capiteux.
_…O clemens, O pia, O dulcis Virgo Maria.» conclut tout en se signant, le vieillard qui se tenait à genoux au pied de l’autel.
Ses vêtements ne laissaient aucun doute sur sa qualité: camail et soutane écarlates, rochet brodé dans les plus fines dentelles de Florence, mantelet d’hermine, cappa magna, croix pectorale incrustée de rubis et de grenats…si toutefois il subsistait un doute, l’anneau cardinalice qu’il portait, les dissipait rapidement…Les mains jointes, les yeux clos, le visage marmoréen, le vieux prélat était immobile. Du moins presque, ses fines lèvres exsangues s’entrouvrant au rythme d’une prière muette.
Ainsi venait de s’achever la Messe d’Octave des Saints Innocents.
Et tandis que l’assistance entonnait le O Crux ave, le thuriféraire, balançant le lourd encensoir de vermeille, ouvrit la procession de sortie. Il était suivi des deux acolytes qui eux-mêmes encadraient le porte-croix dont les mains, recouvertes d’un linge immaculé et brodé d’or, portaient le lourd crucifix d’or et de nacre. Puis s’en venaient les céroféraires soutenant les grands candélabres de cérémonie.
Toujours prosterné, le vieillard attendit que les fidèles quittent la chapelle. Il se signa une nouvelle fois, se saisit de la canne qui reposait contre son prie-Dieu et entreprit de redresser sa maigre et frêle carcasse. Il se retourna, fixa le jeune homme qui, demeuré là, n’avait pas suivit les autres, et un sourire chaleureux éclaira son visage émacié et dévoré de rides. L’autre lui rendit son sourire, s’approcha et, s’agenouillant, embrassa l’anneau qui ornait la main décharnée du vieil homme.
_ Relève-toi mon cher enfant. Comme je suis heureux de te revoir Foulques !
_ Et moi donc parrain. Vous voilà enfin de retour de Castille. Vous m’avez tant manqué durant ces 3 dernières années; mais le Saint Père ne pouvait désigner meilleur légat auprès de la reine Jeanne?
Le jeune dominicain prit la main parcheminée du vieux prélat entre les siennes « Mais en dépit du temps et de son œuvre, je vois que vous êtes toujours aussi solide. Ce grand-âge montre que Dieu vous accorde la grâce qu’il donnait jadis aux prophètes. »
Le vieillard cacochyme lança un regard facétieux à son filleul et un rire grinçant secoua sa frêle carcasse.
_ Ne crois pas que mon grand âge m’ait fait perdre la raison. Il ne me reste plus longtemps à vivre dans cette lacrimarum valle ; je le sais et tu le sais tout aussi bien que moi.
Il ne laissa pas Foulques lui répondre et l’œil toujours pétillant il reprit.
_ Et crois moi, j’ai hâte de rejoindre Notre Seigneur. Au ciel ! Vite ! Et au grand galop ! Cette misérable époque me dégoûte. La mort est le salaire du péché nous apprennent les Écritures…et notre monde en est tellement submergé que je me surprends à y voir encore debout des créatures vivantes. Les temps qui s’annoncent sont bien noirs mon enfant…oh oui…bien noirs…
Une toux grasse vint ponctuer sa dernière phrase et Foulques crut un instant que son parrain s’étouffait, mais le vieil homme se ressaisit.
_ Allons, suis mois, nous avons tant à nous dire. » Il s’appuya sur le bras de son filleul et ils disparurent bientôt, engloutis dans les ténèbres de la crypte.
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Le vieux prélat avait quitté ses vêtements liturgiques. Il était désormais vêtu d’une simple tunique de grossière laine blanche propre aux dominicains. La mozette pourpre et l’anneau sigillaire rappelaient toutefois sa qualité de cardinal. Un lourd rosaire de bois sombre pendait à sa ceinture. Il fixait son filleul avec une lueur facétieuse dans les yeux.
La réputation du Cardinal Marcelo Caraffa n’était pas usurpée. Si pour le service de Dieu rien n’était trop beau, il menait dans le privé une vie d’une austérité déconcertante pour un prince de l’Eglise.
Les murs chaulés de sa cellule étaient dépouillés de toute ornementation à l’exception d’un monumental crucifix d’ébène. Le Christ d’ivoire qui y figurait était un véritable chef d’œuvre, l’artiste ayant réussi à transmettre dans le regard du Sauveur toute sa miséricorde pour l’humanité pécheresse. Son corps supplicié et torturé était tellement réaliste qu’on aurait pu s’attendre à voir la poitrine se soulever dans un dernier râle de souffrance.
Le seul mobilier consistait un simple bureau de chêne recouvert de livres et de parchemins et de deux chandeliers de plomb, d’un prie-Dieu, d’un tabouret sans dossier, et d’une paillasse disposée à même le sol de pierre. Un plateau, composé de quelques fruits et d’un morceau de fromage que personne n’avait touché, moisissait dans un coin de la pièce.
Le Révérend Père Foulques de Montmorency avait été formé à cette école. Et chaque jour il se rendait compte à quel point l’exemple du Cardinal Caraffa avait été édifiant pour son âme. Troisième fils de Louis de Montmorency et de Regina Caraffa, Foulques était tout naturellement destiné aux armes ; carrière pour laquelle il n’avait aucun goût. Mais la mort inopinée de son frère aîné avait bouleversé cet agencement. C’était à l’Eglise que les Montmorency donneraient le jeune Foulques ; la puissante maison souhaitant faire de lui le futur évêque-comte de Limoges. C’était sans compter la foi ardente de l’adolescent qui n’entendait pas mener une vie mondaine quand bien même elle fut mitrée.
Depuis la mort de son père, Foulques avait été placé sous la protection de son oncle et tuteur, le redouté Guillaume de Montmorency, général des finances du Roi, Grand Chambellan de France et intime de Louis XII. Les rapports de Foulques avec son oncle, ou plutôt son demi-oncle étaient déjà tendus…En effet, les circonstances dans lesquelles le vieux Jean II de Montmorency avait déshérité le père de Foulques en faveur de son cadet Guillaume, issu d’un autre lit, demeuraient une blessure purulente au sien de la famille. Mais lorsque l’adolescent âgé alors de 12 ans avait annoncé son désir de rentrer dans l’Ordre des Frères Prêcheurs, autrement appelé Dominicains, et par-la-même sa renonciation à l’évêché de Limoges, le ressentiment de Guillaume envers son neveu avait confiné à la haine. Il avait fallu toute l’influence et l’onctuosité ecclésiastique de son grand-oncle maternel et parrain, le Cardinal Marcelo Caraffa, pour que Guillaume se laisse fléchir. Le vieux prélat avait argué que la noble maison ne manquait pas de rejetons mâles à placer sur le trône épiscopal de Limoges. Il avait par ailleurs souligné qu’un Montmorency chez les Dominicains ne manquerait pas d’édifier les autres dynasties d’Europe et de souligner la sincère piété de la famille.
Il en avait été donc ainsi, et, alors qu’il n’avait pas encore 13 ans, Foulques, lettres de recommandation du Cardinal Caraffa en main, avait rejoint le couvent Sainte-Sabine à Rome. Le centre spirituel des Dominicains était alors une véritable ruche. La prière et l’étude y avaient une place centrale et le jeune novice avait été subjugué par la foi sincère qui embrasait l’âme de ses frères. Pour la plus grande gloire de Dieu, il s’était plongé dans l’étude avec une application stupéfiante. Quant à son exemple personnel, il édifiait les novices et jusqu’à ses maîtres d’étude : jeûne d’une sévérité extrême, usage du cilice, flagellation, prière jusqu’à l’épuisement…l’adolescent semblait animé d’un zèle quasi-surnaturel. Le vieux Cardinal suivait de près le cheminement spirituel de son filleul et par son exemple, ses encouragements et ses admonestations, il le poussait à aller toujours plus loin dans l’imitation du Christ.
C’est aux alentours de ses 15 ans que Foulques bénéficia de sa première apparition. Il était 2h du matin et le novice avait décidé de passer la nuit en adoration devant le Saint-Sacrement. Le froid mordait ses chairs meurtries et les clous qu’il avait disposés par terre déchiraient ses genoux. Mais Foulques n’en avait cure. Devant lui, sous les voiles de l’hostie disposée dans l’ostensoir d’or et de diamant, rayonnait le Roi des rois. C’est alors qu’il entonnait le Tantum Ergo Sacramentum qu’une lumière fulgurante embrasa l’autel. Saint Dominique auréolé de gloire et entouré d’anges était à genoux au pied d’un trône d’or. Le Sauveur y était assis. Il était nimbé d’une lumière blanche. Mais en dépit des chants de gloire et de louange qui raisonnaient autour de lui, son visage était marqué par le chagrin et des gouttes du Précieux Sang ruisselaient telles des larmes sur ses joues.
_ Vois comme je suis affligé Dominique.
_ Pourquoi souffrez-vous Ô Seigneur. J’aimerais mieux endurer mille morts plutôt que de vous voir souffrir davantage – sanglotait le saint.
_ Les péchés et l’ingratitude des hommes me crucifient à chaque seconde. L’avarice et l’orgueil des rois et des princes, la luxure et l’hypocrisie de mes prêtres, la petitesse et la méchanceté de mes brebis. Voilà ce qui me crucifie ! Pour l’instant je retiens le bras de mon divin Père. Mais combien de temps encore avant que son juste courroux ne frappe le monde ?
Foulques en avait été bouleversé, et c’est en tremblant qu’il avait raconté cette vision à son directeur de conscience. Quelques jours plus tard, il recevait la visite du Cardinal Caraffa. Ce dernier l’avait rassuré, l’adjurant de recevoir ces visions avec humilité et de n’en tirer aucun orgueil. « Notre Seigneur Jésus-Christ t’aidera à comprendre » avait-il conclu.
Les visions s’étaient multipliées. Toujours, le Sauveur, souffrant, pleurait sur l’infidélité du monde et l’ingratitude des hommes. Une nuit, il le vit, les bras en croix, rayonnant d’or, implorant son Père de ne pas détruire les hommes. Et tandis qu’il suppliait, une lance de métal noir vint percer son coté, à l’endroit même où la lance du centurion avait ouvert une plaie au jour de la crucifixion. C’est alors que Foulques distingua avec horreur la silhouette des deux hommes qui tenaient la lance. L’un portait une couronne royale et chacun de ses doigts resplendissait un joyau. L’autre portait une chape brodée de pierreries et sur sa tête reposait la tiare pontificale.
Foulques en avait éprouvé une telle horreur qu’il s’était évanoui et c’est en pleurs qu’il avait relaté à son parrain son épouvantable vision. Le visage du prélat s’était assombri et pour la première fois, Foulques vit que ce dernier avait peur. Ils avaient récité ensemble la prière à Saint-Michel afin de chasser les démons.
_ Tu es une âme favorisée mon enfant. » Lui avait dit alors le Cardinal. « Si Notre Seigneur te permet de contempler ces vision béatifiques c’est qu’Il attend beaucoup de toi. »
_ Tu es encore jeune et plein d’innocence. Mais tu comprendras bien vite que notre misérable époque est dévorée par le péché. Des rois les plus puissants aux mendiants les plus misérables, partout Satan accomplit son œuvre de mort. Partout les enfers sont déchaînes…et, je le crains, jusqu’au plus près du trône de Pierre. Nous rentrons dans une période trouble. Peut-être même la fin des temps. Et pour purger le monde du mal et préparer sa venue dans la gloire, le Sauveur aura besoin de soldats inflexibles. Tu es de ceux-là.
Durant les années qui suivirent Foulques avait redoublé de zèle. Il maîtrisait latin et grec mieux que certains de ses maîtres, connaissait Saint Thomas et les pères de l’Eglise par cœur, quant au droit canon, il lui était devenu si familier qu’il se surprenait à corriger certaines copies erronées. Prière, jeune, macération, mortification étaient son quotidien et lorsqu’il avait surpris deux de ses frères se livrer à un commerce infâme, il n’avait pas hésité, en dépit de l’amitié qui le liait à l’un deux, à les dénoncer à ses supérieurs.
A l’âge de 19 ans, Foulques était ordonné prêtre en la Basilique Sainte-Sabine des mains mêmes du Cardinal Caraffa. Et, 3 ans plus tard, il enseignait déjà la théologie morale et le droit canon aux novices.
Quant à ses visions, elles n’avaient pas cessé. Toujours sur le même thème. Elles se faisaient de plus en plus précises. Désormais Foulques distinguait les pécheurs qui affligeaient tant le Christ : les prêtres lubriques, les moines hypocrites, les juifs perfides, les mahométans infidèles, les schismatiques, les hérétiques, les sorcières et les adorateurs du démon, les simoniaques, les pêcheurs relaps, les faux pénitents, les apostats, les blasphémateurs, les sacrilèges. Tant de mal ! Tant de péché ! Et toujours il distinguait les silhouettes de ce monarque et de ce pontife qui transperçaient le coté du Christ.
A 25 ans, Foulques était nommé Inquisiteur. Sa première mission l’avait mené à Florence où des rumeurs de simonie nécessitaient une enquête. Il avait impressionné par la rigueur de sa procédure et le discernement dont il avait fait preuve. Si les complices, deux chanoines plus sots que mauvais, n’avaient écopé que de 10 ans de pénitence dans un lointain couvent de Lombardie, il s’était en revanche montrer inflexible avec les 4 prêtres reconnus coupables de ce crime abject. Ils étaient montés sur le bûcher et Foulques avait formellement interdit au bourreau de procéder à un étranglement préalable. Quant à leurs cendres, elles avaient été dispersées dans les eaux noires de l’Arno.
Puis c’est à Naples et à Palerme que sa lourde charge d’Inquisiteur l’avait conduit. Des rapports inquiétants faisaient état de cultes marranes. Ce que Foulques avait découvert sur place l’avaient consterné au-delà de toute mesure : un clergé mal formé et lubrique ; des couvents ayant abandonné toute discipline ecclésiastique ; et, dans ce cloaque d’impureté, une communauté marrane si puissante qu’elle avait infiltré jusqu’aux élites de la ville. Deux années de procédures, d’interrogatoires et d’enquêtes avaient permis de purifier ces régions. Et sous l’impulsion de Foulques, le bras de la Sainte Inquisition avait frappé ; juste mais sévère ; miséricordieux mais sans faiblesse. Il avait jugé, indépendamment des richesses et des titres. Emprisonnement, réduction à l’état laïc, pénitence à vie dans une abbaye, bûcher... les peines étaient tombées sur la tête des humbles comme des puissants. Dire que Foulques de Montmorency s’étaient attiré de puissantes inimitiés à cette occasion était un pléonasme. Mais il avait accompli sa mission. Les églises étaient en ordre, le clergé régulier revenu à une sainte discipline, l’élite purgée de la peste marrane et les humbles édifiés par la justice de l’Eglise. Pour la plus grande gloire de Dieu et le Salut des âmes !
Quant aux rapports qu’il avait entretenu ces dernières années avec sa famille paternelle, on pouvait les qualifier de sporadiques. Sa mère avait été emportée par une pneumonie alors qu’il n’avait pas seize ans. Ses trois frères avaient succombé les uns après les autres sans descendance : l’un en tombant de cheval, l’autre blessé lors d’un tournoi et le dernier victime de sa goinfrerie. Quant à ses quatre sœurs, orphelines que leur oncle avait refusé de doter, elles n’avaient eu d’autres choix que de rentrer au couvent. Chaque année il recevait une lettre d’une politesse froide et distante de son oncle Guillaume et il lui répondait aussitôt l’assurant de ses prières. Mais depuis que voilà 4 ans, il avait écrit « Et chaque jour j’adresse cette prière pour les Montmorency à la Très Sainte Vierge Marie : pourvu qu’ils ne s’enrichissent pas ! », les lettres de son oncle s’étaient faites de plus en plus rares.
Depuis quelques mois, les visions de Foulques le tourmentaient encore plus cruellement que d’habitude. Ils voyaient des sabbats de sorcières, des cultes rendus au démon, des prêtres défroqués souillant les Saintes Espèces, des noirs rassemblements de sorciers. Dans ces apparitions, le Christ apparaissait toujours plus affligé et même horrifié par le spectacle d’une humanité qui se vautrait dans les péchés les plus infâmes. Et immanquablement, ces visions s’achevaient de la même manière : un monarque et un pontife, dont il ne distinguait pas les traits, transperçaient d’une lance au métal moiré le coté du Christ. Ces visions ne faisaient que confirmer la conviction profonde du dominicain : Partout les enfers se déchaînaient et il semblait que les démons, libérés de leurs entraves, se rependaient sur le monde. Le jeune inquisiteur ne voyait d’autres solutions que de redoubler de prières, multiplier les mortifications jusqu’à l’évanouissement, pratiquer la charité pour les plus humbles, édifier les puissants, enseigner une doctrine pure, combattre l’erreur et étudier toujours plus afin d’être instruit des enseignements de Dieu et de Sa Sainte Eglise. L’étude…la passion de Foulques…Cela faisait d’ailleurs quelques semaines qu’il s’échinait à déchiffrer un grimoire confisqué lors d’une mission qui l’avait menée dans une région montagneuse et isolée du Trentin. Alerté par le prêtre de Brez qui s’alarmait du nombre croissant d’enfants disparus, il y avait conduit une procédure inquisitoriale qui lui avait permis de débusquer un réseau de nécromants. Magie noire, sacrifices d’enfants, sabbat, fornication, utilisation de familiers, invocation du démon, conjuration de créatures…une véritable horreur ! Dix-sept bûchers avaient éclairé les nuits glaciales de Brez et les montagnes raisonnaient encore des cris de ces abominations, appelant à l’aide leur maître infernal, tandis que les flammes purificatrices les dévoraient corps et âmes.
Mais pour l’heure, le jeune moine ne parvenait pas à percer les mystères du ténébreux ouvrage qu’il avait confisqué ; ses pages étaient couvertes de signes kabbalistiques hideux et de pentagrammes inhabituels ainsi que d’une écriture minuscule et cunéiforme. Le livre paraissait très ancien, et, Foulques en avait la certitude, il n’était qu’une copie de quelque-chose de bien plus vieux encore. Quelque-chose de si vieux et si hideux, qu’il lui arrivait d’éprouver du dégoût et même de la peur à la simple vue du grimoire. Jamais il n’avait vu quelque-chose de semblable. Le dominicain comptait s’appuyer sur les griffonnages et commentaires en latin, grec, hébreux et arabe qui avait été rajoutés par quelques sorciers afin de percer le mystère de ce démoniaque alphabet…jusque-là en vain.
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Dans la cellule austère du vieux Cardinal Caraffa, Foulques avait raconté à son parrain et protecteur le récit de ses 3 dernières années consacrées à l’étude et au combat contre les ennemis de la vraie foi. Il lui avait également relaté en détail les apparitions dont le Ciel jugeait bon de le favoriser. Le prélat avait écouté sans mot dire, ses mains noueuses égrenant inlassablement le lourd chapelet de bois qui pendait à sa ceinture. Puis il avait fixé son filleul. Le Cardinal Caraffa conservait au fond de ses yeux bleu délavés une lueur énergique et pleine de jeunesse…mais ses traits tirés et la crispation de sa mâchoire trahissaient l’anxiété du vieil homme, si ce n’est sa frayeur.
Le silence s’installa. Il semblait au jeune inquisiteur que le prélat choisissait ses mots avec soins avant de parler.
_ Foulques, tu dois tout d’abord savoir que les nouvelles que je ramène au Saint Père de la cour de Castille sont inquiétantes. La reine-régente est très contestée…aussi bien par son père Ferdinand d’Aragon, que par les partisans de son jeune fils, Charles. Ferdinand est vieux et malade. Mais Charles lui est vaillant, jeune et en pleine santé. A sa majorité il revendiquera les couronnes de Castille et d’Aragon ; mais il également fort à parier qu’il réclamera l’héritage de son grand père Maximilien à la disparition de ce dernier.
_ Vénérable Eminence, pourquoi me racontez-vous cela ? Vous connaissez mon dégoût pour les manœuvres politiques des rois et des princes. Ils ne doivent leur pouvoir qu’à Dieu et n’ont d’autres missions que de protéger la Foi et l’Eglise.
_ Tu es encore un jeune idéaliste Foulques. Tu dois comprendre que les revendications de Charles mettront l’Europe en sang car ni les lys de France ni les lions d’Angleterre n’accepteront sans broncher la constitution d’une telle puissance. Et dans ce combat de titans, le trône de Pierre sera une pièce maîtresse…celle qui permettra à celui qui la détient de faire échec et mat à ses deux adversaires.
_ Je ne vois pas où vous voulez en venir mon oncle.
_ Foulques, tu es un Montmorency. Ton oncle Guillaume compte parmi les plus puissants seigneurs d’Europe, et nul doute qu’il a pour son fils Anne des ambitions démesurées. Les Montmorency sont qui plus est des intimes du roi de France. Si un conflit de succession devait déchirer l’Europe, ta famille paternelle fera tout pour t’utiliser comme agent et levier d’influence auprès de la cour pontificale.
_ Et ils perdront leur temps. Je n’entends rien à ces intrigues et mes cousins comprendront bien que je ne leur suis d’aucune utilité dans leurs manœuvres. Je n’ai d’autres buts dans ma vie que le salut des âmes et la gloire de Notre Seigneur.
_ Tu es un Montmorency, un Caraffa et qui plus est un Inquisiteur disposant d’une juridiction d’exception. Ne te méprend pas Foulques, beaucoup de regards sont braqués sur toi…et parmi eux, nombreux sont ceux que je crois malveillants. J’en viens d’ailleurs à la question de ta réputation. J’ai suivi avec intérêts les procédures inquisitoriales que tu as menées. J’y vois la preuve que tu es inspiré de Dieu car tu as fait tomber la justice divine sans trembler, sur les petits mais aussi sur les puissants. Tu ne t’es laissé intimidé ni par le pouvoir de l’argent, ni par les titres de noblesse, ni par les prébendes épiscopales. Oui Foulques, tu as agi comme un véritable soldat de Dieu. Mais par cette intégrité, tu t’es créé de nombreux ennemis parmi les nobles et riches familles sur lesquelles la justice de Dieu est passée. Il n’est pas jusqu’à l’évêque de Palerme qui ce soit plaint à Rome de ton zèle.
_ Qu’ils se plaignent donc et qu’ils récriminent, je ne fait qu’appliquer la sainte justice de Dieu. Palerme n’était qu’un nid de crypto-juifs et autres marranes. Quant au clergé diocésain, il y était abject par ses mœurs.
_ Je n’en doute pas mon filleul. Mais soit bien conscient qu’en frappant sans distinction de rang et de fortune, tu as fait naître de puissantes inimitiés contre toi. Foulques…si j’en crois mon acte de baptême j’ai 106 ans passé. J’ai vu passé plus de papes et de rois que quiconque sur cette terre. Mon influence est certaine et je peux te protéger. Mais je me meurs, Foulques. A tout moment le Seigneur peut me rappeler à lui. Et ce jour là, je doute que ton statut d’inquisiteur suffise à te protéger.
_ Je n’ai à répondre que devant le Pape et le Saint Père ne saurait accepter…
_ Justement Foulques - l’interrompit le prélat d’un ton grave. Sais-tu bien qui est assis sur le trône de Pierre ?
_ Mon oncle, vous ne sauriez…
_ Allons mon enfant. Loin de moi l’idée de contester le pouvoir du Vicaire du Christ. Tu connais ma fidélité à l’évêque de Rome, successeur de Pierre. Mais l’Apôtre lui-même n’a-t-il pas renié notre Divin Maître par 3 fois ? Et le pape Léon II, soutenu par le Concile de Constantinople, n’a-t-il pas déclaré anathème son prédécesseur le pape Honorius ?
_ Certes, mais où voulez-vous en venir ?
_ J’en viens mon enfant à cela : les informations qui me parviennent des quatre coins de la Chrétienté confirment mes pires craintes. Partout ce n’est qu’apostasie, luxure, amour des biens de ce monde et piété de carnaval. Prince et prélats se dissimulent derrière le masque de la dévotion mais ce n’est que pour mieux cacher leur vice, leur débauche, leur ambition et leur impiété. L’exemple des vertus ne peut venir que d’en haut…le poisson pourrit par la tête. La conséquence de cela c’est que partout les saintes pratiques religieuses sont abandonnées, les vérités de la Foi sont contestées, le Magistère de l’Eglise remis en cause. A Bâle on m’a signalé qu’un prédicateur osait remettre en cause la présence réelle de NSJC dans les Saintes Espèces. A Canterbury, un franciscain apostat prêchait que nos bonnes actions ne pesaient pour rien dans l’économie du Salut. Quant au culte des sorcières, on me dit qu’il n’a jamais connu autant d’adeptes. Partout le prince du mensonge recrute des nouveaux sectateurs en les séduisant par des prodiges et en les subjuguant par les pompes de ce monde. Comme dans un jeu de domino, la corruption des puissants a gagné la masse des humbles et des petits. Voilà le terreau de toutes ces hérésies qui se rependent sur la surface de la terre telle une peste maudite. Et je crains mon enfant que par quelques fissures les fumées de Satan ne se soient introduites jusque dans le Temple de Dieu. L’antique serpent est lové au pied du trône de Pierre et je tremble à l’idée même qu’il puisse y monter.
Le jeune dominicain paraissait livide. Son cilice meurtrissait les chairs de ses cuisses. Mais l’horreur qu’il ressentait, anesthésiait la douleur.
_ C’est sans doute là le sens de tes visions, mon enfant : Ce roi et ce pontife qui profanent le corps de Notre Seigneur. Écoute-moi Foulques. En aucun cas tu ne dois parler de ces apparitions à quiconque. Ceux qui sont concernés n’hésiteraient pas une seule seconde à t’éliminer pour te faire taire.
Le Cardinal posa un regard plein de dévotion sur le Christ d’ivoire qui le fixait depuis le mur de sa cellule.
_ Notre Seigneur ne t’a pas placé à cette position par hasard. Songe un peu ! Rien ne te destinait à devenir un dominicain. Rien ne te destinait à rejoindre les rangs de la Très Sainte Inquisition. J’y vois la main de Dieu, Foulques. Notre Seigneur a besoin de toi pour purger le monde de sa corruption ! Pour le purifier des hérésies qui s’y rependent ! Pour y combattre les légions noires que vomissent les enfers ! Pour y détruire les fausses doctrines ! Pour abattre les fausses religions ! Pour nettoyer sa sainte épouse l’Eglise des tâches qui souillent son blanc manteau ! Oui Foulques, Notre Seigneur Jésus-Christ t’a appelé pour lever l’étendard immaculé de la foi.
_ Je ne vis que pour embraser le monde dans l’amour du divin Sauveur…murmura Foulques. Et le visage exalté, il se signa.