Les immeubles qui touchaient les cieux se fracturent, les
flammes léchant la ville. Le bruit des explosions laisse une note stridente,
tandis que le monde tourne lentement à la folie. La porte se claque et la mère
s’enfuit. Tout est sur le point de s’écrouler.
Une main qui se tend et qui prend l’enfant, l’attirant
en-dehors de l’appartement, en-dehors de l’immeuble qui brûle. C’est un
militaire, ou plutôt c’était, puisqu’il a déserté sa place. Peut-être se
rachète-t-il juste une conduite, mais il sauve une vie, celle d’Elijah.
New-York s’effondre ; son père, là-haut, meurt sous les
griffes d’un démon noir.
2062, il n’a que sept ans.
***
Le professeur fait rentrer le nouvel élève.
« Je m’appelle Vreta, enchanté. »
C’est un nazzadi, un ancien ennemi. Un clone, envoyé par les insectes pour
détruire la terre. Pour tuer son père. A la pause Elijah le pousse. Il est avec
sa bande, il cogne le jeune étudiant. Ce jour-là il lui casse le nez et lui
crache au visage :
« SI tu reviens demain, je te crève. »
Vreta n’est jamais revenu.
2072, il a déjà dix-sept ans.
***
Elijah a abandonné ses études. Il a décidé de ne pas valider
son diplôme en physique ondulatoire. Peu importe, le monde est pourri. Il a
rencontré Alyson, elle l’a convaincu : autant profiter du moment présent.
Il distribue des prospectus, prend de la drogue, il vole et vandalise des
marchands.
Mais ce n’est pas assez. Rien n’est assez. Elle lui fait
rencontrer des amis. Ils ont besoin d’aide et il peut les aider. Il accepte et
il se remet au travail. Il sait que cela ne servira à rien, mais ils sont
gentils avec lui. Ils le comprennent et disent qu’il est important.
Il ne s’y connait pas bien en explosifs, mais ce qu’ils
veulent c’est le détonateur et ça, c’est dans ses cordes. Ils vont faire sauter
l’ambassade des nazzadis, ces salauds.
Finalement il apprend que c’est une école qui a sauté. Il
voit le corps des enfants. Difficile de se rendre compte que c’étaient des extra-terrestres. Il part,
on le black mail mais Elijah ne veut plus rien à voir à faire avec tout ça.
2076, il a 21 ans.
***
Sous la douche, la lèvre explosée et l’œil en sang. Les deux
mecs n’ont pas apprécié qu’il prenne leur place et veulent lui faire payer. Six
mois en prison, bien qu’il lui reste encore dix ans à tirer. L’un des gars veut
le violer, mais quelqu’un intervient. Pas un garde, ceux-là savent qu’il a tué
des gosses. Non, c’est un homme à la peau brune, encore un nazzadi, qui éclate
l’un des enfoirés. Elijah hésite pas et brise les couilles de l’autre.
Gebela, en taule pour avoir tué celui qui avait agressé sa
femme. Elijah oublie le racisme, protégé par ce gaillard fort. Ancien
militaire, ayant participé à l’attaque de New-York. Ironie du sort.
2077, 22 ans.
***
« Alors, vous voulez rejoindre l’effort de
guerre ?
- On m’a dit qu’il y avait une réduction de peine.
- Infanterie, quatre ans de service et vous êtes libre. Personnel
administratif, six ans de service. Pilotes de Mecha, deux ans de service.
Personnel médical, un an de service. Je vois dans votre dossier que votre père
pilotait un MV-12 Flamberge. Vous serez peut-être intéressé par marcher dans
ses pas ?
- Pas vraiment non. Et puis je ne sais pas piloter.
- Je vois. Et bien nous pouvons effectuer quelques tests pour voir si vous
serez apte.
- Apte à ?
- Je ne peux pas en dire plus aujourd’hui. Mais ce sera l’occasion de faire la
différence. Vraiment. »
Fin 2080, 25 ans.
***
L’alarme retentit dans les locaux. Les portes blindées se
ferment, le personnel militaire prend position. Le professeur Rosnal compte
jusqu’à trois à voix haute et sa collègue et lui entrent simultanément la clef
et s’apprêtent à la tourner, lançant la procédure d’autodestruction de la base.
En contrebas, dans la grande salle, le réacteur D d’Engel
Alpha surchauffe. Il n’y a pas le temps de sortir les autres Engels prototypes.
La procédure d’auto-destruction ne sera pas nécessaire.
Alpha explose, l’onde de choc réduisant à néant la base surprotégée, dans un
nuage de particules tellement brûlant que le monde semble fusionner. Les corps
du nombreux personnel disparaissent.
On ne retrouva au centre du cratère qu’une seule créature.
Un monstre à taille surhumaine, recroquevillé sur lui-même. Un instant NEG
hésita, mais finalement l’Engel fut pris et emmené dans une autre base,
souterraine.
Les recherches ne furent pas perdues, Dr Miyakame les
utilisa et lança les premiers prototypes efficaces d’Engel.
2081.
***
« On vous a dit que vous alliez sauver le monde. Les
Engel sont les nouvelles armures mécanisées, celles qui nous feront gagner la
guerre contre les monstres et les insectes. On vous a dit que vous alliez être
des héros… Mais tout ça c’est du pipeau. Vous allez voir plus de conflits que n’importe
quel pilote de mech et ce n’est pas peu dire. Vos machines seront des monstres
sans âmes pires que nos ennemis. Vous allez mourir, salement qui plus est. Vous
n’êtes pas là pour être des héros, mais pour que des privilégiés puissent vivre
une journée de plus dans cet enfer que l’on appelle la terre. C’est pour cela
qu’on vous a choisi, vous ne manquerez à personne et la société a besoin de
vous une dernière fois. Alors faîtes vous une raison. »
Fin 2081, il a 26 ans.
***
« Vous pensez qu’il communique ?
- Regardez cette séquence. Elle se répète, encore et toujours, mais avec des
modulations. Nous n’avons pour le moment aucune idée de ce que cela veut
dire, mais c’est le seul Engel qui produit de telles ondes. C’est aussi le seul
qui est resté isolé aussi longtemps.
- Cela serait une découverte proprement fascinante. Le gouvernement a été
alerté ?
- Non, nous avons jugé que cela devrait rester secret pour le moment. Nous
préférons comprendre ce langage et si possible apprendre à communiquer avant
quoi que ce soit. Si ceci se savait trop tôt, cela pourrait ruiner toute chance
d’atteindre une meilleure compréhension des Engels.
- Très bien Alister. Continuez, mais surtout tenez moi informée. Peut-être devrons-nous
trouver un pilote. »
2082
***
Elijah descendit avec le professeur Alister Erlwey, celui
qui lui avait fait passer tous les tests lors de sa préparation à l’académie,
deux ans plus tôt. Elijah pensait encore en ce temps que le projet Engel était
une aubaine qui le sortait de prison et lui donnait un sens. Le sang, la mort,
les cris… Tous les fronts qu’il avait faits en à peine six mois de service et
la souffrance… Chaque fois que Vasariah se faisait blesser, il le ressentait
avec une violence que seules les drogues pouvaient calmer. Une horreur de tous
les instants.
Les autres pilotes, auxquels il avait appris à ne pas
s’attacher, semblaient avoir une conscience moins claire de ce que ressentait
leur mech. Mais ils étaient aussi moins efficaces.
« Vous avez sûrement entendu parler de l’Interface
Synthesis. Nous l’avons finalisée cette année et elle sera bientôt mise en
service. Son rôle est de mieux contrôler les instincts des Engels.
- Instincts ? Ce n’est pas ce qui se dit officiellement. On parle tout
juste de programme.
- Vous êtes quelqu’un d’intelligent et plus encore vous avez piloté un Engel.
Vous savez ce qu’il en est. »
Ils s’arrêtèrent devant une grande porte au multi-blindage
en arcano-acier. Le professeur utilisa une clef, se fit reconnaître la rétine
avant d’entrer un code d’une vingtaine de chiffres. Trois gigantesques portes
s’ouvrirent une à une.
Derrière un Engel, pratiquement enchâssé dans le mur. Une
armure le recouvrait totalement, ne laissant que les yeux de la créature. Il
n’avait jamais vu d’Engel aussi hermétiquement protégé, ayant du mal à imaginer
ce qui pouvait se cacher derrière.
« Cet Engel est vraiment particulier. Voyez-vous,
Elijah, il est le seul de son espèce et, je dis bien espèce, à pouvoir
communiquer. Un langage primaire, uniquement basé sur des ondes cérébrales,
mais suffisamment modulaire pour retranscrire différents états. Ce qui
ressemble à des émotions, pour faire simple.
- Je vois. Le rapport avec moi ?
- Ces ondes cérébrales sont presque identiques au vôtres Elijah… »
2083, 28 ans
***
« Go ! »
Autour de Sandalphon il n’y avait que la mort. La ville dont
Elijah ignorait le nom n’était que fumée et sang. Il percevait encore la
douleur, la fureur et la folie de ceux
qui étaient morts ou qui allaient bientôt trépasser. Mais sa mission n’était
pas de sauver les derniers survivants. Il n’était jamais envoyé pour sauver,
mais toujours pour tuer. Détruire.
Ses mains dans la chair de la machine, tenant un levier qui
ressemblait davantage à un organe, il avança, silencieusement. Il ressentait le
vent noir qui s’échouait sur l’armure de son Engel, ainsi que les restes
d’immeuble qu’il écrasait.
Mais surtout il ressentait les autres mechas, les monstres
de Pluton, en embuscade. Sandalphon ressentait tout bien plus fort que
n’importe quel autre mech, mais surtout elle était capable de parler avec eux.
Et Elijah comprenait…
Le piège des Migou se retourna contre eux, leurs systèmes
les dirigeant vers l’endroit où la bombe avait été posée. Elijah entendit les
hurlements des créatures alors que les corps fusionnaient dans la chaleur
horrible.
Mais une autre mission s’affichait déjà sur son écran.
2083, 28 ans.
***
La musique est douce, le mariachi est loin d’être
extraordinaire mais cela suffit pour aller boire un verre. Elijah n’a plus tant
que ça l’habitude du goût de l’alcool, il n’a plus vraiment le temps de sortir.
S’il n’a pris la soirée, c’est uniquement parce que Sandalphon a besoin d’un
upgrade de son équipement.
Il est avec Lawrence et Elmart, deux pilotes de mecha
coincés avec lui dans cette petite ville du sud du Mexique. Les deux sont des
soldats, tout comme lui, mais pourtant quelque chose diffère foncièrement. Ils
regardent les quelques filles qui sont là, boivent de la tequila cul sec et
font quelques blagues sur les infirmières, les femmes qu’ils ont le plus l’occasion
de voir, à chaque remplacement de membre ou d’organe.
Elijah, lui, a l’impression d’être à plusieurs kilomètres de
là, les ponceuses et les perforeuses remettant en place son armure. Il se dit
qu’il n’a jamais vu le visage de son Engel.
« Hé Elijah, regarde-moi ce petit cul. Je crois que t’as
un ticket. Tu dis Ola bella, chico trago et c’est dans la poche. »
C’est sûrement l’insigne de pilote qui attire la gamine,
parce qu’Elijah a des cernes énormes et une tête de déterré, profitant des
rares moments de repos pour laisser les drogues quitter son système sanguin. Il
ne se souvient pas de la dernière fois qu’il a parlé à une femme plus de dix
minutes.
Il reprend un peu de tequila et s’assomme pour la nuit.
2083, bientôt 29 ans.
***
Viser, tirer, tuer, avancer.
Si Sandalphon résiste, Elijah est bercé par les cris de ses camarades qui agonisent,
hurlant à la mort alors que les monstres appelés par certains anciens dieux,
taillent dans le vif. L’acide brûle l’acier le plus solide et même les
arcano-métaux ne résistent pas.
Mais Elijah connait le plan. Les autres hommes étaient là
pour attirer le feu de l’ennemi, de la chair à canon, pendant que les deux
Engels avancent et s’en prennent à celui qui dirige, loin derrière le champ de
bataille.
Les corps sont écrasés, les tirs font de véritables chaînes
dorées dans la nuit alors que l’artillerie illumine les cieux.
L’autre pilote d’Engel est bon, il perdra tout de même ses
deux jambes et un œil. Elijah est meilleur, un seul bras lui manquera à la fin
de la bataille. Impossible de savoir si la mission a réussi, mais une chose est
sûre, il y’a des morts dans les deux camps…
Tous les jours…
***
Elijah cherche le sommeil, mais ne le trouve pas. Seuls les
souvenirs l’emplissent, l’horreur de la guerre, les cris des mourants. Il est
loin du front ce soir, mais tout cela le hante. Et surtout la voix, Sandalphon
qui lui parle, sans mots, simplement avec des émotions. Des émotions qui
supplantent peu à peu celles d’Elijah par leur force. L’Engel est,
ironiquement, le dernier rempart émotionnel de son pilote, l’empêchant de
devenir lui-même une machine. Une relation douloureuse mais dont Elijah connait
la valeur.
La machine lui demande pourquoi elle tue d’autres machines,
pourquoi elle doit écraser et tuer. Elijah avait toujours entendu que les
Engels étaient des monstres sanguinaires. Son premier Engel était assoiffé par
la mort et ivre de destruction, mais Sandalphon est différente.
Chaque jour ses doutes empirent. Elijah devra en parler à la
hiérarchie.
2084, 29 ans
***
La folie est l’arme des anciens dieux. Ils la répandent,
insufflant la terreur au plus profond des âmes de ceux qui croisent leur
chemin. Certains sont invincibles, leur simple présence broyant les esprits des
humains et des nazzadis.
C’est dans les ténèbres qu’Elijah se bat. Aucun visuel de la
scène devant lui pour préserver sa conscience ; il ignore si l’ennemi à la
forme d’un monstre tentaculaire comme on les dépeint souvent, ou simplement
aucune forme. Sandalphon se révèle uniquement dans ces combats, lorsque les
doutes disparaissent.
Elle avance, presqu’en autonomie, jusqu’au cœur de la
terreur. Les drogues se déversent dans l’organisme d’Elijah, pour que son cœur tienne
bon et qu’il ne chavire pas dans la démence pour le reste de sa vie. Son esprit
est embrumé, mais suffisamment présent pour obéir à son Engel.
Elle continue d’avancer.
Jusqu’au moment tant redouté où son propre esprit est happé
dans celui de l’Engel avant d’être projeté dans l’horreur. Déchiré, mais
toujours protégé par Sandalphon, comme si l’Engel était également son armure
mentale. Les ondes cérébrales de l’Engel sont sa véritable force, son arme
unique et secrète : elles déchirent les esprits.
Elijah a perdu connaissance depuis plusieurs heures lorsque
l’Engel retourne à la base.
Fin 2084, bientôt 30 ans.
***
« Bonjour Elijah, je suis le docteur Nathalie Ford. Je
m’occuperai de votre suivi. Je ne suis pas là pour juger si vous pouvez
remonter dans un Engel, mais pour vous aider à reprendre une vie. »
« Dîtes moi Elijah, depuis quand n’avez-vous pas eu de
relation stable ?
- Que voulez-vous dire par stable, Docteur.
- Disons plus de six mois.
- J’avais une petite amie à la fac. Ça a duré presque cinq mois.
- Et que s’est-il passé ?
- Je l’ai quittée pour une autre. C’est là que tout c’est mal passé, l’autre en
question était une disciple de l’innommable, j’en suis sûr à présent.
- Vous avez essayé de revoir votre petite amie depuis ?
- Non, entre la prison et le projet Engel, je ne suis jamais revenu en
Californie. Je n’ai aucune idée de ce qu’Alice est devenue.
- Vous aimeriez la revoir ?
- Je ne sais pas, peut-être »
« Vous dormez mieux ?
- Non, pas vraiment.
- Vous avez toujours les mêmes rêves ?
- Ce ne sont pas vraiment des rêves, mais je ressens toujours ce que vit
Sandalphon. Je sais qu’elle a un nouveau pilote, mais c’est toujours aussi vif.
-Pourquoi dîtes vous « elle » , en parlant de l’Engel ?
- Je ne sais pas. Peut-être parce que j’ai piloté deux Engels différents et le
premier était beaucoup plus agressif. Plus violent.
- Vous m’avez pourtant dit que la plupart des fronts que vous aviez vus étaient
au commande de ce... de cette Sandalphon.
- C’est difficile à expliquer doc, je le ressens comme ça. Et je le ressens
encore.
- Je vais vous prescrire d’autres somnifères un peu plus forts Elijah. Cela
devrait suffire pour le moment. »
« Votre œil… Vous vous êtes battu Elijah ?
- Non, enfin pas vraiment. Je ne me bats plus depuis que je suis sorti de prison.
- Vous avez été agressé alors ?
- Juste de jeunes idéalistes, je leur ai dit que la guerre était une erreur.
- Je vois. Et c’est ce que vous pensez,
que la guerre est une erreur ?
- Oui, mais c’est la seule chose que je sais faire.
- Et comment se passent vos cours de violon ?
- Le professeur m’a dit que j’étais doué, mais qu’il me fallait beaucoup
travailler. Je suis loin d’avoir du talent, mais ça me détend. »
« Avez-vous réfléchi à notre discussion, quant à
reprendre vos études ? Je sais que la pension des pilotes n’est pas très
élevée, mais il y a plusieurs facultés qui financent des vétérans.
- Je me suis posé la question. J’ai beaucoup perdu et je ne suis pas du tout à
jour, mais je pense que je vais en effet reprendre mes études. Je n’ai pas
envie de reprendre la physique ondulatoire, mais j’ai trouvé un cursus de
physique stellaire. Il faudra que je reprenne à la base, mais ça m’intéresse.
- Je suis content de voir que vous vous reprenez en main. Chaque pas est
important.
- J’ai juste l’impression de ne plus être utile, de ne faire que survivre.
- Ne croyez pas cela Elijah. Votre vie est encore devant vous et je suis sûre
que vous trouverez votre place. »
2085, 30 ans.