Shinji Tadanokuji - Le Réincarnant

« Comme il m’est étrange, ma très chère Mizuki, de voir ce ciel étranger si loin de toi… Comment avons-nous pu en arriver là ? Pourquoi a-t-il fallu que de telles choses se produisent alors que tout allait si bien… »

Une larme glisse le long de mon visage alors que mon esprit est encore tourné vers les immenses nefs dimensionnelles. Hoshi vient frotter sa tête dans le creux de ma main, à la recherche d’une caresse qui n’est hélas qu’inconsciente, superficielle. Elle me signale sa frustration et je me mets en devoir d’accorder plus d’intérêt à celle-ci, flattant son dos avec un petit sourire forcé.

« Fidèle Hoshi, aurais-je jamais pu espérer meilleure compagnon que toi ? »

Je ferme les yeux en posant un genou à terre, le laissant venir glisser sa tête sur ma jambe, se calant de tout son corps contre le mien. Pour ma part ma main revient glisser le long de son dos. Fidèle Hoshi, présente depuis le début à mes côtés…

Je revois alors les rizières de ce village au nom oublié. Si je me concentre, je peux même sentir de nouveau l’odeur des bœufs broutant l’herbe voisine alors que tu cours pour ramener nos moutons dans leur enclos, aboyant de toutes tes forces contre les retardataires. Ma brave Hoshi, nous savons tous deux que la vie n’est pas facile mais au moins nous sommes ensemble avec Père et Mère… Ah Mère… ton visage si doux malgré la rudesse de ta vie, tes mains si chaleureuses malgré la fragilité de celles-ci… Jamais je ne pourrais oublier ton sourire, ton rire si clair. Il y avait une telle fierté dans ton regard, suis-je devenu aujourd’hui celui que tu espérais que je serais ?

Je me souviens de tes histoires sur notre famille, sur un passé que tu racontais glorieux du temps des chevaliers dragons. De comment la fleur de sakura des Tadanokuji flottait sur les champs de bataille avant la Grande Guerre. Imperium et ses warlock, l’éveil des dragons, la malédiction des os… Parfois je ne pouvais m’empêcher de me demander si cette histoire était réelle, si tu n’avais pas tissé ces ancêtres sur une toile de soie pour me rendre fier malgré la boue et la laine de mouton sale qui collaient à mes vêtements. Mais dans ces cas je regardais la profondeur de tes yeux bleus, leur sincérité était troublante… As-tu jamais proféré le moindre mensonge ? Ah que j’aimerais pouvoir te parler de nouveau, te voir une nouvelle fois. Mizuki aussi le souhaiterait, elle qui n’a jamais connu que des histoires à ton sujet, que des peintures maladroitement réalisées par mes soins. Mais cela fait bien longtemps et je n’ose venir troubler ton esprit enfin reposé, pas après mes erreurs, pas après ma trahison envers toi…

Après ton départ, Père n’a plus jamais été le même. Pauvre Père déchiré par ta perte et effondré par la venue de Mizuki. Je sais qu’il ne lui en a jamais voulu, il me l’avait juré alors même que son esprit était prisonnier des griffes de la boisson. Mais je sais aussi qu’il te voyait en elle à chaque regard, à chaque sourire qu’elle lui faisait.

Lorsque la malédiction fut avérée pour Mizuki, je cru qu’il en mourrait. Je ne m’étais pas trompé, il était déjà mort depuis longtemps dans son âme lorsqu’il tourna son destin vers la corde. Et nous… Mizuki, Hoshi et moi… que pouvions-nous faire d’autre ? Vendre le bétail, les outils et les terres était la seule solution. Je sais bien que ces terres étaient la dernière partie de ton héritage, mais comment aurais-je pu les travailler ? Comment aurais-je pu m’occuper des bêtes et de Mizuki à seulement dix ans ?

J’ai réellement pensé que la capitale serait un moyen de trouver un moyen. Trouver un remède pour Mizuki et peut-être même faire quelque chose moi-même. Bien sûr que j’étais jeune et fou, mais d’une certaine manière cela m’aura mis sur ma voie. Il m’aura cependant fallu trahir ton souvenir et ton esprit pour cela…

Ma main sur Hoshi se fait plus sombre alors qu’un nom remonte à mon esprit, à mes lèvres.

« Ademar… »

Le grognement d’Hoshi me fait sourire.

« Toi non plus tu ne l’as pas oublié n’est-ce pas. »

La capitale… Mizuki tu avais rapidement apprit les ficelles de la mendicité. Depuis ta chaise roulante, du haut de tes huit à dix ans avec ton air d’ange et ton esprit vif c’était grâce à toi que je pouvais me permettre de garder propres les vêtements avec lesquels je me rendais à la grande bibliothèque. La malédiction des dragons, la faiblesse dans les os, il devait y avoir une réponse à cela. Il devait y avoir un moyen de renforcer les os, de les aider à se mouvoir, de les faire obéir à la volonté de l’esprit. Comment des personnes aussi fortes et bienveillantes que Mère et toi pouvaient être aussi faibles car leur corps ne leur permettait pas de s’exprimer ? Un terme avait commencé à apparaître… Ossomancie…

Bien sûr que ces recherches finirent par attirer l’attention de certaines personnes. Comme nous nous sommes fourvoyés, Mizuki, lorsque nous avons décidé de faire confiance à ce Haut-mage de Dasein. Mais il semblait avoir tellement de connaissances, il maîtrisait si bien cet art qu’il m’enseigna durant six années.

Six années durant lesquelles j’étais persuadé d’œuvrer pour de bonnes choses. Toi aussi, Mizuki, tu avais confiance en lui. C’est bien pour cela que nous l’avons laissé t’examiner et que nous avons osé commettre le plus infâme des crimes. Ressortir le corps de Mère pour le donner à ce mage noir, l’avoir laissé le réanimer et aller jusqu’à enfermer son esprit dans un artefact… Bien sûr nous ne devions apprendre ce dernier point qu’à la toute fin, lorsque je me rendis compte qu’il ne travaillait nullement à te guérir mais, au contraire, à reproduire la malédiction pour la reproduire lui-même, pour la gloire de son ancien maître…
Hoshi avait toujours été la plus clairvoyante à son égard, n’ayant jamais toléré sa présence. Nous aurions tellement dû lui faire confiance… C’est pourtant grâce à elle que je suis parvenu à le vaincre avant qu’il ne réussisse à arriver à ses fins.

« Que tu as dû souffrir ma pauvre Hoshi… Tu restes la toute première véritable réincarnée que je suis parvenu à ramener, bien différente des réanimés. Toi aussi tu remercies Mère pour ça n’est-ce pas ? »

Voir les os de ta patte se poser sur ma cuisse et les petites lumières dans tes orbites vides sur mon visage avec tant d’émotion me fait sourire de nostalgie et de joie.

Elle était tellement faible quand nous l’avons de nouveau retrouvée, son esprit enfermé dans une sphère noire alors qu’elle tentait de nous atteindre. Le souvenir de te voir étendue à portée de sa conscience ne me quittera probablement jamais. Mizuki en pleurs et moi dans le même état et pourtant son esprit se posait sur nous avec toujours autant d’amour. Comme j’aurais aimé que ma sœur puisse la voir comme je la voyais. Alors que je libérais son esprit de sa prison de cristal elle était venue nous enlacer avant de plonger dans ton corps sans vie l’espace d’un instant.

Je me suis assuré qu’elle puisse s’élever vers cette forêt de sakura dont elle me parlait souvent. C’est là que nous attendent nos ancêtres, dans la Forêt fleurie du Renouveau.

Puis vint Elysium… Nous ne pouvions définitivement pas rester à Gorin dans de telles situations aussi nous fûmes face à cette décision finale. Où nous rendre ? De toutes les destinations, Elysium était celle qui portait le plus d’espoir.

La traversée fut difficile, obligés de nous glisser furtivement dans la cale d’un navire que nous ne pouvions cacher. Mais cette épreuve fut récompensée par l’arrivée à ce lieu de merveilles. Jamais je n’aurais imaginé, à notre arrivée, que nous fûmes reçus par un individu d’une telle stature que le Thaumaturge en personne.

« Pourquoi… ! Pourquoi en être arrivé à de telles extrémités ! »

Je me redresse brusquement, regardant Hoshi sursauter alors que son corps de diamant s’ébroue et s’étire.

« Prête-moi ta force Mizuki, j’aurais besoin de toute l’aide possible pour protéger ce que nous avons commencé à bâtir ensemble. »

Serrant le talisman de ma sœur, je le glisse dans la longue manche de mon kimono.

Le Thaumaturge nous a tellement donné, et encore une fois nous nous sommes tellement fourvoyés. Mais cette fois il semblerait qu’il ne cherchait pas à nous utiliser, seule son Expérience l’intéresse réellement. Mais ça aussi, je l’ignorais lorsqu’il s’est proposé de te guérir et de me mettre sur la voie de l’Apothéose, une voie dans laquelle plus aucun enfant n’aurait à souffrir de l’infirmité d’un parent, dans laquelle plus aucun parent ne choisirait la mort face à la perte d’un être aimé.

Lui offrant ma main droite, je l’ai suivi pendant quatre années, quatre années d’apprentissage, de travail, de compréhension. Mais également de recherche, d’étude et de préparation. Une préparation qui trouva son aboutissement alors que vint l’un des jours les plus importants de ma vie. Celui où je me séparais non seulement de mon avant-bras d’or du Thaumaturge mais également du reste de mon bras. Un bras de diamant, la mandragore sublimée, la plante des morts qui permettait de continuer la vie de ceux-ci.

Ce jour où je devins le Réincarnant, où je devins mon propre maître, mon propre chemin, fût celui où, enfin, je me sentis à ma place. Et toi Mizuki, qui décida de suivre cette voie à mes côtés, qu’aurais-je fais sans toi ? Pouvait-il y avoir plus belle récompense que te voir enfin marcher ? Te voir enfin courir et sauter fut la touche finale de ma certitude.

La suite avait été naturelle, mais aujourd’hui… Aujourd’hui tout ça me semble si lointain… En voyant depuis la tour de diamant les nefs dimensionnelles partir vers les étoiles nous ne pouvions pas ne rien faire…

Je fronce alors les sourcils, effleurant de ma main droite, squelettique, le pendentif en fleur de sakura à mon cou qui fait alors surgir devant moi des ossements de toute forme. Psalmodiant quelques paroles, je modèle cette matière pour lui donner l’apparence d’un carrosse tiré par deux chevaux réanimés. Je laisse Hoshi monter en premier dedans alors que je jette un dernier regard sur les côtes de Kersaint.

« Puisse-t-il ne pas être trop tard… »