Anthelme
Dieu m’en a gardé, jamais je ne présenterai mes mémoires à la chair de ma chair. Il fut un temps où j’aurais aimé avoir un fils à qui conter mes exploits guerriers au nom de notre Seigneur, mais c’est là un temps à jamais proscris. Mes prières en ce temps ne touchaient qu’à la gloire de l’épée et à l’amour de ma dulcinée, la tourmentée Comtesse de Saumur avec qui nous partagions un amour aux limites de la piétée. Je l’aime encore, mais j’ai cessé de lui écrire en rejoignant les ordres. Je ne suis plus guère chevalier, mais simplement Anthelme, un moine parmi d’autres, entré dans les ordres pour sauver ce qu’il demeurait de mon âme immortelle, dont pourtant seul subsistait une mince étincelle.
Si aucun enfant de mon sang ne connaîtra mon passé, je pense néanmoins qu’il vaut la peine d’être partagé, ne serait-ce pour prévenir tous ceux qui, comme moi jadis, croient que les croisades sont au nom du Christ et sauveront nos âmes. Peut-être sauverons nous Jérusalem la sainte de l’emprise des maures, mais si la terre sainte est un jour notre pour longtemps, ses murs auront été peint du sang des croyants et des païens.
Je me suis battu sur le sable brûlant du désert, pour mon Roy et pour mon Dieu. Les jours nous nous battions au soleil, alors que nos armures nous marquaient la peau comme une étreinte de tisons. Les nôtres mouraient, plus par la maladie et la soif que par les lames des sarrasins qui, pourtant, massacraient les nôtres. Je n’ai vécue celle que l’on nomme la seconde croisade, mais j’étais au combat avant la troisième, luttant pour sauvegarder un jour de plus le berceau de notre religion. Car tout n’était que compte des jours : le soleil se couchant sans avoir attrapé la peste, la lèpre, la lame d’un tueur ou avoir vomi ses tripes nous faisaient pleurer de joie. Nos yeux devinrent secs rapidement, mais nous tinrent bon.
Je pensais avoir alors un aperçu de l’enfer, mais je n’étais qu’aux marches du purgatoire. L’enfer n’attendait que pour se déverser. Certains critiqueront mon blasphème, mais aucun de ceux-ci n’a vécu ce que nous avons vécu.
C’était en l’an de grâce 1187, en plein été. Saladin venait de prendre d’assaut la forteresse de Tibériade et le Roi de Jérusalem décida de partir l’affronter. Nous marchâmes, à l’arrachée, presque sans eau. Les soldats tombaient comme des mouches au soleil et nous laissâmes une trainée de milliers de morts et mourants, qui jamais n’eurent les derniers sacrements. Saladin avait empoisonné tous les puits. Pire encore, il mit le feu aux broussailles, la chaleur et le vent se déversant sur nous et nous brûlant de l’intérieur comme un maudit rôti de cochon.
Finalement, éreintés, nous arrivâmes au combat. Avancer était déjà douloureux, mais nous combattîmes néanmoins comme jamais. Mon bras manquait de se disloquer à chaque coup donné, alors que le sang et les tripes se répandaient sur le sol. Nous marchions dans le désordre le plus total, incapable de reconnaître allié d’ennemi. Lorsque je perdis mon épée, c’est avec mon bouclier que je tuai, encore et encore. Lorsque mon bouclier se fendit, je dû pourfendre avec mon couteau à viande, tranchant dans les arabes comme dans des gorets. Puis je perdis ma lame et frappai avec mon casque, qui était devenu bien inutile tant on était aveugles. Je me souviens quand j’égorgeai un jeune homme, avant de me rendre compte qu’il était des nôtres, loin des prières et des idées de glorieuse bataille.
Lorsque vous en venez à tuer avec vos mains nues et vos dents, embourbés dans le gore et l’horreur, vos jambes déchirées par les éclats les côtes brisées par les coups de masse, vous réalisez que Dieu n’est pas avec vous.
Je survécus, ou du moins mon corps ne se brisa pas. Mon âme, en contrepartie, avait besoin du véritable miracle…
Je n'ai pas encore trouvé de miracle, mais la guerre n'est plus pour moi. Je ne comprends pas encore pourquoi on m'a confié la tâche d'assister dans une bibliothèque. Je comprends toutefois que le sang sur mes mains ne me permettra jamais de faire pousser une subsistance. Peut-être est-ce la façon du malin de se moquer une dernière fois d'un homme qui a tout perdu.