Enara, kaer Paloma, kaer Ava

Texte d’avant l’an 33



With Kersaint From Love


Où sont tes 17 printemps ?
A Kersaint, sur la cote
Où résonnent rires et chants ?
A Kersaint sur la cote
Et où t’es-tu porté absent ?
A Kersaint sur la cote…

Le château, sur la falaise,
A la pointe du Triskel…
Les mouettes y nichent toujours,
Et les hirondelles ;
Le lierre y fait couronne
Sur sa grande tour ;
Le temps n’a nulle emprise
Sur ses nuits et jours

L’Ile a grandi vite
Comme un gamin du port…
De son enfance
Te rappelles-tu encore ?
Coquelicots de sang, sable blanc et goélands…
L’été a fleuri sur l’Ile du Printemps.

Et nous ! C’est l’automne
Qui guette nos rêves.
C’est nos gosses
Qui prendront la relève.
Quel monde
Nous leur laissons ?
Quelles couronnes
Et quelles chansons ?...

.

Equinoxe du printemps de l’an 33… Kersaint…

En une journée, la folie de l’Apothéose m’a tout pris : mon amour, l’Ile et mon cousin.

Ils sont venus, tous les cinq, chercher réponse d’Alfadr à leur proposition de les rejoindre dans leur hubris d’immortalité.
Leurs bouches disaient vouloir guérir. Mais leurs cœurs sont restés sourds à la voix qui offrait guérison. Et leurs bras ont brandi les lances vers celui qui leur tendait bras ouverts.
Cinq lances, d’un seul mouvement, s’abattant sur le cœur de lumière. Cette lumière qu’ils n’ont pas vue.

Le monde est si froid maintenant…

Il est parti dans l’Invisible. Et je ne l’ai pas retenue : nos bras n’ont jamais été une cage l’un pour l’autre.

Le monde est si froid…

Non, Alfadr n’est pas mort.

Il est parti dans l’Invisible. Il est présent dans chaque souffle de vent, chaque goutte de pluie, son visage est celui de chaque aube, son regard est dans la douceur des rayons de Loa…

C’est ce que j’ai dit aux enfants. C’est ce que je crois. C’est ce que je ressens.

Et pourtant j’ai si froid… Le monde a froid, je le sens frissonner.

Alors je vais continuer son œuvre, notre œuvre. A ma façon, selon mes possibilités, mes capacités…

Pour l’instant je vais rafistoler la parure de Nibel.
Je vais repartir à Nibel, partir sur les routes, dans les vents et dans les miroitements des glaciers et de flaques d’eau et je vais essayer de soigner ce qui a été profané, et je vais apprendre à ceux qui le souhaitent de le faire : de planter des sapins de givre bleutés, des perce-neige cristallins, des bouleaux argentés… Ainsi, les enfants de Nibel et de Rind pourront revenir : des ours, cerfs, léopards des neiges, lièvres variables, chats de steppe, oies cendrées, marmottes, écureuils, sangliers, béhémoths laineux, harfangs…
Je vais rendre vie et splendeur des anciens temps aux bosquets de gemmes de Kourgan de Zemeni ; refleurir des violettes et les asphodèles d’améthyste, les bleuets de saphir, les coquelicots de rubis, les fleurs de mille gemmes et couleurs… Je verrai les chenilles de jaspe s’enrouler sur des tiges de malachites et les grignoter, puis s’envoler en papillons étincelants dans l’obscurité des grottes… Enfants de Rind et de Japhet, les êtres minéraux vivants…
Et je transmettrai ce savoir à celui qui voudra et pourra, qu’il soit ours, humain, géant, à tout enfant de Nibel !
Car c’est un présent que j’ai reçu d’Œcoumène.
C’est à mon tour de l’offrir, de le transmettre.
C’est un savoir vivant, un don qui ne fait que passer par moi. C’est ce qui le rend vivant. (Un savoir que l’on garde pour soi est un savoir accaparé, mort, ou plutôt « inexistant », « anéanti »)

C’est ce qu’Alfadr m’a appris. C’est ainsi qu’il vivait.

C’est ainsi que je continuerai à le faire vivre dans cette nouvelle existence.

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* * *


Quand de nos routes ne reste qu’un fil au-dessus de l’abime
Quand nos mausolées sont brulés et nos tombes anonymes
Quand nous arrosons de nos veines les champs d’Œcoumène
Quand tous les discours sont futiles il reste un « je t’aime »

Quand la puissance dévore jusqu’à la lueur des villes
La lumière de nos yeux dans l’ombre de nos cils
Quand ses doigts se referment et percent le cœur de cinq lances
Ne reste qu’un chemin : celui de l’évidence.

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* * *



O Toi qui n’es pas mais qui es présence de toute la Création,
Dans ton dépouillement du monde,
Offre nous le manteau de ta compassion,
Nourris nos regards curieux sur ce que nous percevons
De la douceur de ta sagesse,
Rends nous prodigues de nos cœurs,
Que nous acceptions et accomplissions notre devoir
Comme volonté du Grand Dharma,
Guide-nous afin que nous nous adaptions
A l’hélice du temps et de réel
Que nous soyons pleinement Enfants d’Œcoumène,
A ton image, faiseurs de paix,
Unis dans le Souverain Bien,
Dans un amour offert
Et un émerveillement de vie partagé.

Que l’espoir de te rejoindre
Me maintienne en vie,
Que ta main sur la mienne
M’empêche de glisser dans l’Abime,

En Toi, pour Toi, par Toi

Ainsi soit-il

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De cinere in cinerem


Les pierres sont grises
Parce qu’elles sont nos larmes.
De substance d’ombre
Brulées et blanchies à la lumière invisible,
Rejetées par la mer elles en ont le gout salé.
Elles ont jadis ruisselé de nos yeux,
Suinté de nos cœurs,
Coulé le long de nos joues, de nos jours,
Et des murs de nos prisons d’angoisse,
Plus bas, toujours plus bas.
Devenues pierres,
Elles roulent sur les plaines à la fonte des glaces,
Elles glissent dans les ruisseaux
En éclats de lumières de leurs complaintes saccadées.
Elles sont montagnes,
Grandes comme ces sanglots retenus
Qui ne s’échappent qu’avec le dernier souffle.
Elles sont grains de sable insignifiants à nos pieds,
Quand en marchant nous trébuchons.
Quand d’autres mains nous les jettent,
Souvenirs, culpabilités, peurs,
Ou simples incompréhension,
Nous lapide, écorche la chair, brise les os.
Jusqu’à ce que nous ne fassions
Qu’un avec nos pierres de larmes
Brulées par le temps, destin ou vie
(Que de noms pour l’impermanence !)
Sur le bucher de nos vanités :
De la poussière à la poussière

.



Je suis revenue cet automne 36 à Bjorngrad. J’ai revu l’Archimage Peter Gantz.

Je lui devais la vérité sur ces évènements d’il y a 22 ans, ce « retour de Volond » avorté.
Je lui ai raconté cette fois librement et en détail ce premier rituel avorté. Les désirs et amertumes exprimés par chacun des conjurés. La rédemption d’Hyppias Numa. Les projets de deux incarnations de l’Ombre qu’étaient Morwena et Volond de faire s’entretuer moi et Dame Zita. L’acte fou et libérateur d’Hubert que de rejeter la couronne. Comment j’avais déchiré la page de diamant de la Résurrection. Comment j’avais sauvé Hubert inconscient, alors chaton pitoyable en apparence. Les détails de cette première rencontre avec l’Archimage de Bjorngrad qui m’avait terrifié par son intrusion mentale et mon hurlement d’ombre tangible. J’ai demandé pardon de l’avoir alors défiguré. Il a accepté que j’efface ces cicatrices d’ombre.

J’ai aussi raconté sommairement la « seconde conjuration ». Je lui ai parlé de la souffrance passée et de la guérison de Gudrun, lui demandant de la soutenir et de la guider dans le début de son règne. Je lui ai parlé de ce « traitre concordien » présent, mais resté silencieux (les 3 possibilités étant la triple tête de Concorde : Gertrude, Leila Hassan ou Bohor Fritz). Je lui ai parlé de ma faiblesse face à ce que me proposait Volond (tout en restant évasive sur ce volet de ma vie privée), et du rôle décisif d’Argantael…
Je crois que j’avais besoin de son écoute silencieuse pour réaliser à quel point ce n’était pas passé loin… J’avais besoin de m’entendre le dire, pour y poser un regard plus lucide, ou, disons, plus froid, plus abstrait. Analytique.

Je me suis « incrustée » à quelques cours magistraux traitant de Nécromancie et de Haute Magie, sous l’anonymat de l’uniforme de l’Académie, violet sombre. (De retour à Kersaint, je l’ai rangé dans la penderie de la Chaumière de la Clairière, à côté de l’uniforme élimé d’Alfadr, ou plutôt de son père…)

J’ai pris aussi le temps de m’occuper du jardin de l’Académie des sciences magiques. Il y a eu quelques curieux, mais aussi des étudiants archaïstes, qui ont su apprendre.

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Ce qui est commun aux dieux et aux mortels, c’est l’existence trinitaire : le Principe, l’Ombre et l’aspect Invisible.

C’est aussi ce qui les différencie, car chez une divinité l’existence trinitaire est flagrante. Alors que chez un être mortel elle est potentielle.


Le Principe est ce que nous sommes en actes. Ce qui est perçu de nous factuellement. Sans aucun jugement moral. Diomède est Feu. Loa est Magie.
C’est ce qui est.

L’Ombre est notre volonté de persistance. Notre ancrage dans le réel. Notre volonté de puissance d’exister en tant que conscience unique. Notre pouvoir de déployer notre être et notre existence à travers le temps, l’espace et d’autres dimensions.
C’est ce qui demeure.

L’aspect Invisible est ce qui nous guide. C’est le sens de la vie. C’est pourquoi nous nous levons tous les matins. C’est le sens radical de notre existence.
Les Apothéosiens parlent du « rêve » intime et personnel. l’Aspect Invisible est sa part introspective la plus profonde et qui le relie à l’existence de toute chose et de toute conscience.
C’est le sens qui nous unit.


Chez une Puissance, une Divinité, ces « visages » sont évidents. Ils sont très marqués.

Chez une personne, ils sont présents de manière plus floutée, plus atténuée, moins discernable. L’on oscille toujours un peu entre eux, sans jamais (ou presque) tomber dans leurs extrêmes. Ils sont des « tendances », des « penchants »…


* * *


Est-ce que nous sommes tous des divinités en puissance ?


* * *


Est-ce que nous sommes des « parties » de divinités écartelées, demembrées en plusieurs morceaux ?...


Jusqu’ici j’ai toujours pensé qu’Alfadr est moi étions une seule âme coupée en deux parts.
Se pourrait-il qu’il s’agisse non pas de deux « morceaux » mais de trois ?
Dame Zita serait-elle cette troisième part ?, une part liée peut-être à l’Ombre ? Car je ne m’explique pas la persistance de son affection alors que le Charme Supreme de Mara a été brisé depuis longtemps, et qu’elle a vécu une autre incarnation depuis le premier « rituel avorté »…

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J’avais fixé à l’aube le début de la conférence. Les oiseaux sont majoritairement matinaux, et les Philomènes également, par extension.

Je m’étais faufilée dans le « Grand Amphi » quand le ciel palissait à peine. Je savoure cette brume bleutée-indigo-violacée que laisse l’ombre de la nuit qui se dissipe sur les bois sculptés de la pièce. Il y a une table, un grand fauteuil ouvragé, qui a connu nombre de céans illustres, me dis-je. Et d’autres fauteuils, une dizaine je crois, pour les Magistères.
Des bancs, des marches, des vitraux aux fenêtres étroites et étirées en colonnades ogivales de lumière pale.
L’Amphi est grand. A vue de bec, un millier de personnes, voire 1 500 en se tassant bien.

Je décide d’emblée que je ne pourrai pas m’asseoir sur le grand fauteuil : il y a déjà trop de gens. J’y vois même très nettement et Martin, et Eisen, et Volond, et Peter Gantz et tant et tant d’autres silhouettes !... Alors je m’installe dans un coin de l’estrade, celui qui par l’acoustique condense tous les bruits de la pièce, des voix aux craquements des bois, celui où la lumière naissante glisse comme une caresse intangible.

A l’aube, toutes les places ou presque sont occupées. La ponctualité de Dasein n’est vraiment pas usurpée. Le lieu vit du bruissement des toges, d’un brouhaha de voix, de grincements du parquet. Peter Gantz entre et le silence se fait lorsqu’il descend vers une petite silhouette en cape violette de l’Académie (ça c’est moi) adossée au mur près de l’estrade. Il me présente. Avec tous mes noms et titres. Je me sens alourdie par tant de parures, et la cape violette de l’insignifiance de l’étudiante que j’étais depuis plusieurs semaines glisse et je monte sur l’estrade dans ma robe aux reflets émeraude qu’Alphadr m’avait offert il y a des années de ça (c’est ta robe d’Archidruidesse, m’avait-il dit, car un jour c’est ce que tu seras. Et puis il était parti sur les routes d’Oecoumène...)

Au début, était l’Œuf…

Avant toute chose, je veux être certaine que nous parlons le même langage : « Le langage est la maison de l'être. », disait Martin. Alors oui, au début était l’Œuf, et c’est de lui qu’est née la partition du réel en 10 chemins.

Les 10 astres, Puissances, et leurs associations.
La naissance d’Œcoumène comme intersection et Maison Commune.

L’existence trinitaire : le Principe, l’Ombre et l’aspect Invisible, commune aux Puissances et aux êtres mortels.
Concept de Pénombre (Alfadr)

Fonction trinitaire de Création / Conservation / Destruction. Hélice du Temps : cycle de l’Energie.

Place du Mage dans le triptyque Passeur / Maestro / Champion.

Lien Magie / Adoration.

Magie et Adoration comme reflets du duo Immanence / Transcendance.

Réunification Magie/Adoration dans la partition trinitaire Sof / Dracomancie / Apothéose par analogie à Invisible / Principe / Ombre.

Opposition et complémentarité duale : Energie Stable / Energie Libre.
Application : blasphème d’écriture et parole libre dans l’Archaïsme ; livre écrit vue comme dialogue sur l’Hélice du temps (Alfadr). Livres des Etoiles, du Crane et de la Lumière draconique.

Partition du système El/Loa appliquée à la Magie : Loa comme Miroir ultime reflétant les 10 couleurs des Astres.
Partition du système d’El/Loa appliquée à la guerre : « 4 livres du Guerrier » (Argantael), les 10 valeurs. Alchimie de l’Epée.


Rapport à l’autre et rapport au monde. Ecologie environnementale et écologie sociale (Eisen, Martin, 7 Cleptomanciens). Ressentiment comme entrave à l’authenticité ; extériorisation de faiblesse dans la violence ; gouvernance par stratégie de choc et régimes de terreur (Volond, Eisen, Concordia). Alternatives à la concentration du pouvoir, aspects politiques et magiques (Archaisme, Libertalia, Lupin, Eisen, Hubert, Arcimboldo)

Ecologie métaphysique de l’Energie et du Réel.

Mort selon Minos, Anéantissement et Extinction : de la Fontaine de Lumière au Gouffre de l’Abime.

Ecologie des Ames (Minos, Psychomancie, Zénon, Martin, Alfadr).
« La vie est un départ et la mort un retour »  (Lao-Tseu, Dracomancien)

Expérience Apothéosienne : principes d’Apothéose des 5 et Convergence, confusion Cosmos / Représentation du Cosmos, autophagie, possibilité d’autres visions de l’Apothéose (Alfadr).

Panthéon du Chaos comme pré-reflets de principes.

Système d’El / Loa comme reflet des Décans.

Utilitarisme comme négation de l’existence (Marionnetisme, Martin, Alfadr).

Préséance de l’Existence sur l’Essence (Alfadr). Recherche de sens : comprendre pourquoi le monde fonctionne et non pas comment. Acceptation de la finitude. (Alfadr)
« Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. » (Antoine de Saint-Exupéry)
“La mort est la face de la vie qui est détournée de nous, qui n'est pas éclairée de nous.” (Martin Heidegger)

C'est la présence de la mort qui donne un sens à la vie.




**********************

une conférence en 2 parties, suivie de questions / réponses .

durée : un cycle (de l'aube à l'aube suivante)

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* * *


Flammes. Larmes de feu.
Je brule
Sur mon bucher des vanités
Toi mon icone enluminée
De souvenirs que je ne peux avoir.

Flammes. Larmes de feu.
Je brule
Iconoclaste, Ton image.
Ton visage est création
Que mon regard profane
Ne peut contempler.

Ce n’est pas l’Ineffable
Qui est intangible, invisible, inaudible.
C’est mon existence qui est
Sans saveur
Sans sens
Alors je m’accroche
Au moindre espoir
Au moindre écho de souvenir
Au moindre lambeau de Ta présence.

Depuis l’automne 36 j’étais plus rassurée : les enfants étaient à l’Académie des Sciences Magiques de Bjorngrad.
Tous.
Y compris Mylandar (ça te ferait du repos, lui avais-je dit, et tu pourrais te pencher sur la Haute Magie : ça donnerait des bases plus solides quant à tes implications dans le Diamant Noir par exemple).
La tradition est la tradition, leur avais-je annoncé solennellement. Martin, votre grand-père, y a étudié et y a enseigner. Alfadr y a étudié et y a enseignée. Maintenant c’est à vous…

Au moins pour un an j’avais l’esprit libéré de l’inquiétude de les savoir près (ou pire encore : sur) un champ de bataille !
Enfin…. Relativement…
L’on fait connaissance avec l’inquiétude lorsqu’on devient mère (ou père), et elle ne nous quitte plus…


***


Après les élections de d’automne, Villon a un répit : c’est Hubert et donc le parti Utopiste qui reste majoritaire (devant les Réalistes soutenus par les Concordiens et la République du Commerce ; devant les Nostalgiques monarchistes, avec Riverais en tête, frère fou et sœurette).

Un répit aussi dans ce conflit en gestation avec les 5 Apothéosiens (et les Riffteurs pour être plus précis).

Et moi je suis retournée à Dasein, à Bjorngrad.

Je ne voulais pas m’imposer aux enfants, qui, suivant mes conseils, avaient pris logis dans un quartier « décent » (je sous-entendais non-concordien), à savoir près de l’Académie. Alors j’ai quémandé une chambre dans le grenier d’un des bâtiments : c’était le plus pratique pour moi pour travailler.

J’aidais à monter convenablement la nouvelle Chaire de Théologie, avec le Magistère Aristée surnommé Bibliolathas (oublie-livres, en hommage à sa mémoire phénoménale), un Haut Mage Archaïste originaire de Solon. Et donc je donnais occasionnellement des cours.

Et j’étudiais dans les Chaires de Nécromancie et de la Haute Magie, comme une étudiante lambda, vêtue de mon uniforme et de l’anonymat des poudres et fards elfiques.
Vaincre ma peur des livres et des bibliothèques, cette inimitié pleinement partagée, est un casse-tête presque quotidien. Alors je me fie aux bibliothécaires et aux autres étudiants pour me trouver des ouvrages que je cherche, voire de me les lire (quand ledit ouvrage est si récalcitrant que les lettres ses mélangent en arabesques dénuées de sens). Je crois même qu’il y a une rumeur sur une étudiante limite analphabète, tellement ma manie de lire à voix haute parait incongrue !

Quand je pouvais, je discutais avec les Magistères (qui le souhaitaient), et Peter Gantz, sur la nature, l’essence et le mystère de l’Ombre.

C’est moi qui ai employé ce mot « mystère de l’Ombre », pour désigner, au-delà de toute morale, cette part de l’Ombre qui est « voilement ». Cette part qui est commune à la fois à l’Ombre et à l’Invisible.

On peut remonter les différents aspects de l’Ombre (ou les descendre, c’est selon).

………

L’Ombre est un principe, une Puissance du Panthéon primordial du Chaos. Elle est en vis-à-vis de Sof l’Invisible.

Tout comme pour toutes les Puissances, et les Puissances Primordiales, l’Ombre a de multiples visages. De multiples incarnations. Je pense on peut parler du cortège de dieux mineurs.

Il y a le Dieu Noir Volond, une incarnation tristement célèbre, qui précède l’incarnation la plus récente : les 5 Immortels.

Il y a le Molosse du Diamant Noir, maitre du Secret Universel, qui lui-même regroupe les têtes des Secrets des Royaumes, ces entités discrètes de renseignement, de conseil et d’assassinat, appuis des trônes et de tout pouvoir.

Il y a eu Dame Morwena, Archidruidesse et Reine Secrète de Villon… Sorcière du Désir des anciens temps, elle a manqué de si peu la déification… Je pense, en tant que sa descendante et son apprentie, une part d’elle fait partie de mon ombre à moi…

Et il y Dame Zita, cette part d’Ombre pour qui je ne peux avoir qu’affection et tendresse. Elle est ce que j’appelle « Mystère » de l’Ombre, un écrin pour un éclat de pureté qu’elle garde en son sein.
Par analogie, je pense à la Reine Arawn, l’Etoile Brisée, et son enfant, l’Innocence pure, préservé dans l’écrin de l’Ombre de Mara.

……………..

Il y a l’Ombre comme le visage sombre, coléreux, peu avouable voire honteux. Les visages d’Ombre des Puissances sont une illustration parfaite.

L’Ombre comme volonté de puissance. Que ce soit volonté de réussir, de s’imposer, de vaincre… Cette volonté de puissance est identique pour un étudiant qui veut réussir ses examens ou pour un candidat à la présidentielle ou au trône. C’est la volonté de gagner, de triompher.
Cet aspect est essentiellement lié à un choix et à un acte. C’est dans l’action que s’exprime la volonté de puissance.

L’Ombre comme persistance de soi. C’est aussi la volonté de survivre.
L’exemple le plus flagrant, selon moi, est la Grand Blasphème du Livre (la parole figée, où seule une unique version du récit survit, tuant toutes les autres versions/visions) qui invente le « droit d’auteur » et l’ « auteur » tout court, les récits oraux étant des œuvres collectives.
Mais aussi des idoles cyclopéennes, la soif de l’immortalité ou de longévité…

L’Ombre comme existence individuelle unique (par opposition à la dissolution dans le monde de l’Invisible et donc abolition et extinction de l’individuel dans le cosmos). En cela l’Ombre est proche de l’Antéros (Ἀντέρως Antérōs) du Panthéon de Chaos : cet aspect permet une distinction, une délimitation du soi, et de ce qui n’est pas soi. Ἀντέρως est « amour retourné » (signification de son nom), c'est-à-dire l'amour réciproque ; cela suppose donc l’existence de « soi » et de l’ « autre ». C’est la force qui a scindé Sof en El et Loa, par exemple.

L’Ombre comme ce que l’on rejette de soi. Sorte d’antichambre de l’Abime des choix rejetés et des possibilités de vies avortées, mais présentes comme échos de regrets. Ou placard de ce qu’on aimerait oublier ou ne pas porter à la lumière (actes honteux, non assumés…). On pourrait presqu’y greffer le volet moral…

L’Ombre comme ce qui est voilé, pas forcément volontairement. Ombre comme « voile » de mystère. Comme si mettre à la lumière (« porter à la connaissance », « contempler ») pourrait mettre en danger voire détruire ce précieux trésor.
Il y a un magnifique chant d’Orphée et Eurydice, cette descente dans les mondes des ombres, et ce retour, lors duquel il ne fallait surtout pas se retourner. Ne surtout pas mettre la lumière de son regard/entendement sur le mystère de la renaissance.
Cet aspect de l’Ombre est, selon moi, très proche du voile de l’Invisible…

……………….


Je pense qu’on pourrait remonter Sof jusqu’à l’inversion complète pour appréhender l’Ombre.

Mais je suis pour l’instant une stigmatisée, alors je cherche dans l’Ombre ce qui la relie à Sof. Je cherche cette pénombre, ce chemin de frôlement éphémère…

Quand je m’isole quelques heures dans la chambre sous les combles, ou quelques semaines dans la Clairière, je chante les souvenirs de l’Ombre et de l’Invisible.
Ces souvenirs d’Alfadr et de Zita dont je suis venue dépositaire.

Je suis un peu la voix d’Alfadr, quand je transmets ses enseignements. Quand je chante ses souvenirs d’enfance, de jeunesse, quand je les chuchote tout bas la nuit, afin que Zita les entende par-delà les ombres.

Je suis la voix de Zita, pour toutes ses chansons qu’elle avait en elle mais qui n’ont pu naitre. Je les fais éclore de ses souvenirs, de son amour, de cette part de son cœur qui bat dans ma poitrine maintenant.

Nous sommes trois. Nous avons toujours été trois. Quatre faits trois. Nous nous sommes cherchés, égarés, retrouvés… un instant nos mains ont pu se frôler.

Cet instant a suffi de raviver le sens.

Je peux reprendre mon chemin, notre chemin. ἀλήθεια.

Après la Bataille d'Apothéose an 37




Voilà, nos chemins se sont séparés. C’est le propre des routes : se rejoindre, diverger, se croiser à nouveau… c’est une hélice.

Argentael a pris un nouveau visage.

Light s’en retourne à Léda et à l’Apothéose. C’est encore une jeune déesse, elle ne connait pas encore son visage d’Ombre.

Je pars dans les brumes. J’ai ce besoin viscéral de serrer les enfants dans mes bras. De m’assurer qu’ils vont bien. De leur expliquer ces changements soudains – guerre de Fortuna, coup d’Etat de Villon – et la guerre de l’Apothéose qui vient de commencer, la lutte entre l’Ombre et l’Invisible, et mon absence à venir…

Je retrouve le Nid dans la Kersaint des brumes. Je suis scrupuleusement les conseils de Villon et le tas de babioles et souvenirs s’accumule dans la cour. Il y a le chapeau à aigrette d’Eon, et cristaux, et un stylo avec une étoile-pentacle, et deux jolies robes d’un couturier d’Elyséum, et une vieille glacière du Bateleur, et des cristaux jadis utilisés par Alfadr, et sa cheminée-babliole du Pigeonnier, et tous ces petits riens, entassés dans le Nid et dans la Chaumière… Chaque objet est un souvenir. Je dépose chaque souvenir avec douceur et mots d’adieu.
Je pense d’abord y mettre le feu, mais il n’y a pas assez de vent, et je n’ai pas le cœur de maculer avec la fumée noire et acre cette brume blanche qui m’entoure. Alors j’inverse l’Expérience et mes mains réduisent ce tas en simple poussière étincelante. J’ay souffle et l’énergie libérée s’envole…

Les enfants m’y rejoignent dans la soirée. Je regrette l’absence de Mylandar, mais je la comprends et je sais que mes paroles lui seront transmises.
J’ai comme l’impression d’avoir déjà vécu ça, cette soirée que l’on veut éternelle, ces étreintes que l’on garde contre soi comme la chaleur du foyer, cette promesse de retour. Tout comme Alfadr, il y a des années de ça, sur une ile de Solon, je descends vers la mer brumeuse, et m’y attend Mangrove.

* * *

Je m’endors dans la barque, bercée par les vagues. Mangrove a grandi, c’est un fier navire. Je lui avais dit : mène moi où je me dois d’aller, mène-moi au point de départ de mon nouvel exil.

Je me réveille à l’aube aux rivages d’une petite ile de Solon, perdue dans la Mer des Ames. Elle abrite le Temps caché de l’Ancien Panthéon du Chaos.


* * *

Le moins de Magie possible.

Je suis et resterai borgne. Depuis des heures je m’escrime à couler la poudre fine de l’émeraude de Rind et de l’améthyste de Minos en plusieurs jeux de minuscules vitraux, lentilles pour mes yeux. L’œil d’ambre est trop connu.

Voilà, j’étale les cendres, quelques éclats de braises et de sable fondu sur un mouchoir de cuivre large comme ma main. Je bloque la respiration, serre un bout de bois flotté entre les dents et applique d’un coup sec ce mouchoir sur un bout de front et la tempe. La douleur est vive. Je crois que c’est ce que Villon ressent quand un arbre de sa parure est coupé… Je compte les battements de cœur… Voilà, c’est suffisant pour une belle brulure d’un accident de forge qui expliquerait et mon œil abimé et mon errance solitaire. Il est probable que je garderai pour toujours une cicatrice, mais je ne m’en préoccupe pas pour l’instant.

Pour la peau, trop pale, j’use de la teinture diluée de millepertuis, d’écorce de chêne et de chélidoine, qu’on utilise généralement pour le traitement des verrues. Ça me fait un teint plus bronzé, un marron cuivré très clair, que je devrai maintenir tous les cycles de Loa, et qui sera accentué par le soleil.
Une teinture moins diluée me sert à tamponner quelques irrégulières taches de naissances et à camoufler les tatouages. J’en ai peu, et j’arrive à les intégrer dans des dessins au henné d’une banalité affligeante.

Je lisse le fin duvet sombre de mes cheveux avec un généreux filet d’huile d’olives et tresse des nattes serrées, avec des mèches recouvrant la cicatrice sur le front et la tempe, cache-œil coquet. Au fil des jours, ce sera une coiffe typique des filles des ports de Solon, saupoudrée de sel de mer et de sable.

Pour les mains, les mitaines seront nécessaires. Et pour les pieds… j’ai déjà les pieds de mendiante ! Parfait.


* * *

Je m’appelle Ananké. Dans la langue de Solon, c’est Ἀνάγκη / Anágkē. Je crois que c’est une déesse oubliée de la destinée, la nécessité inaltérable et la fatalité. Dans les écrits des temps anciens, on la retrouve sous le nom de « Necessitas » ou encore « fatum », « destin » ; on dit qu’elle marque le début du cosmos, avec Chronos. D'après l’un des 7 Sages, elle est la mère des Moires.

Je suis donc une fille de Solon. Probablement une métisse avec du sang de Pardès. Je dois avoir dans les 30 printemps. J’ai travaillé dans le port, dans les forges, où j’ai eu cet accident qui m’a pris un œil, dans des fermes… je m’y connais en charpente et en menus travaux de bois.

Je suis une tâcheronne. Des bras à louer à la tâche, contre gite et couvert ou contre pièce de bronze ou de cuivre. Je vends dans les places de marché des boites de bois ouvragées, des bols et des bijoux de verroteries.

J’alpague les badauds d’une voix chaude légèrement éraillée, la voix des marchandes de poisson et de fleurs au port, la voix des bergères et femmes revenant des vendanges.

Me voilà sur les routes de Thétys…

Alfadr, c’est vers toi que je marche.

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Ode au General Bohor

Plus cher que tous les mercenaires
Ma lame guerrière vaut de l’or,
Sous mon allure féroce et fière.
(…Se cache un lâche et un menteur)

Je suis l’idole des femmes et gosses,
General de l’Armée de Paix,
Et mon épée est très très grosse
(Dommage qu’elle soit en stuc doré)

Nos soldats sont grands, beaux et forts,
Rasés de prés, bien apprêtés,
Prêts à servir. (...de beaux décors
Pour vos parades et vos palais)

Nous sommes les Fils de Concordia…
(Nous sommes sans honneur ni pastrailles*
Même l’Oracle n’en veut pas
De nous sur un champ de bataille)

Nous sommes des Soldats de la Paix !
(Terreur des démocrates rebelles :
Mater le civil, ça nous connait,
On ne fait pas dans la dentelle ;

Nous massacrons ces va-nu-pieds,
Ces dangereux récidivistes,
Doux rêveurs de la liberté,
Républicains et anarchistes.)

Nous sommes la violence légale,
(Celle du plus fort et qui paie bien,
Du bon côté du manche des fouets-étoile)
Le vrai visage de Concordia.



*pastrailles = testicules

.



Chanson pour Maitre Mercier




Je t’ai vu auprès du trône
Chaine d’Ombre autour du cou,
Le Molosse qui claironne
« Guerre et sang je veux de vous ! »

L’Ombre a soif et l’Ombre a faim.
Insatiable, elle dévore
Fous et Apothéosiens,
Qui la voit et qui l’ignore…

Et je t’ai vu s’incliner, -
O servitude au Chien Noir ! –
Mais je ne peux condamner.
Par affection. Par espoir.

Je t’ai vu auprès du trône.
J’ai vu l’Ombre t’enserrer…
Par espoir, je te pardonne.
Puisses-tu te pardonner…