NéoténieVoici quelques réflexions autour de la question de la néoténie, qui est particulièrement développée dans la pensée de Dany Robert Dufour.
Les néoténiques sont des organismes vivants qui gardent toute leur vie des caractéristiques de l’enfance. L’axolotl est néoténique. L’homme est néoténique.
Les néoténiques sont inachevés. L’homme en tant qu’être domestiqué a conduit de nombreux animaux domestiques vers la néoténisation. Le chien, premier animal domestiqué par l’homme est un bon exemple. Le chien joue toute sa vie, lorsque seul le louveteau joue (le loup adulte ne joue pas). Le chien a des appétits sexuels toujours présents alors qu’ils sont restreints à des périodes reproductives chez le loup.
La différence qui existe entre le loup et le chien peut également être constatée entre l’homme paléolitique et l’homme néolitique. Chez ce dernier, la musculature, la taille et la masse cérébrale sont atrophiées. J’entends par là que l’homme néolitique est un animal domestiqué (par lui-même) donc néoténique. Je renvoie à l’ouvrage de Scott « Homo domesticus » pour étayer cette théorie.
Maintenant, tachons de considérer la néoténie, non plus au niveau biologique ou anthropologique mais au niveau philosophique.
Qu’est-ce que la néoténie philosophiquement parlant ?
Et bien, il me semble que la néoténie renvoie à l’incomplétude de l’homme.
L’Homme est ontologiquement, existentiellement une créature incomplète. C’est sa grandeur et sa misère. Nous sommes inachevés. Nous sommes des êtres de manque, de creux et de vide. C’est bien parce que nous sommes en partie évidés, creux que nous sommes néoténiques. Cette déchirure est pour reprendre la terminologie d’Heidegger un existential, c’est-à-dire qu’elle nous définit comme humain.
Cet inachèvement ontologique génère une souffrance sourde et imperceptible. L’homme ressent le désir de combler cette infra souffrance en complétant son être.
Si l’on considère que tout désir consiste à combler un manque, le désir d’achèvement concerne l’existence elle-même et non pas seulement un de ces aspects, comme la soif, la faim ou la convoitise.
Il me semble que l’on peut distinguer 4 façons de combler ce désir d’achèvement, 2 positives et 2 négatives. Dans chaque cas, désir d’achèvement positif ou négatif, deux options existent, une personnelle, l’autre sociale.
Voici un descriptif rapide de ces 4 modalités du désir d’achèvement :
Pléonexie ou désir d’achèvement personnel négatif.La pléonexie désigne le désir de posséder toujours plus. Cette convoitise illimitée concerne aussi bien les biens matériels (richesse, biens de consommation, territoire) qu’immatériels (prestige, statut social ou symbolique).
Le désir de complétude qui est à l’origine de la néoténie est comme dérivé en désir de possession infinie. L’homme se réconforte de n’être qu’un avorton, un homoncule en se récompensant de cette blessure narcissique par des accaparements.
L’histoire de l’humanité peut être vue comme une histoire de la pléonexie.
Les groupes humains les plus violents confisquent le pouvoir afin d’assouvir leur désir de pléonexie.
Selon les âges et les civilisations, cette pléonexie se manifeste différemment. A l’époque féodale, la territorialité et l’honneur (comme capital immatériel) sont associés à la noblesse. La bourgeoisie aspire à la richesse qui permet de tout acheter. Le capital est l’outil parfait de la pléonexie dans une société ou le marché triomphe puisque la monnaie permet de tout acheter. Il faut repenser le capitalisme du désir au dela de l’opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Nous définirons la monnaie comme une quantification du désir pléonexique.
Comme le révèle le « mastermind » Mandeville, ce ne sont pas uniquement les classes dominantes qui sont sensibles à la pléonexie. Dans un texte formidable « recherches sur l’origine de la vertu morale » Mandeville nous révèle l’incroyable duperie que subissent les classes laborieuses. Pour acheter la soumission des pauvres, qui ne peuvent assouvir strictement leur pléonexie, les puissants vont leur offrir en lieu et place d’une richesse matérielle un bien immatériel qui ne coute rien : la flatterie. Le pauvre renonce à la jouissance que promet la pléonexie pour recevoir la considération des puissants, qui lui donnera l’estime de lui-même capable de satisfaire sa néoténie. Cette considération du puissant pour son laquais est comme la caresse d’un maître pour son chien : triomphe absolu de la domestication qui est aussi le deuxième dérivatif négatif de la néoténie.
La domestication : ou désir d’achèvement social négatif.La domestication est donc la deuxième transcription de la néoténie dans nos comportements, non pas individuelle comme la pléonexie mais bien sociale.
L’incomplétude existentielle est très douloureuse. La souffrance isole, elle individualise et crée entre les être un carcan solipsiste. Elle confronte les hommes à leur solitude existentielle. Toute souffrance est ainsi l’aveu d’une solitude. Le néoténique va confondre la souffrance de l’incomplétude et la solitude et la solitude elle-même va devenir le rappel de la souffrance et être en soi insupportable. Pour évacuer la souffrance, le néoténique va fuir la solitude de façon négative dans la domestication et qui est pour Nietzsche « l’instinct du troupeau ». Il s’agit exactement de cela, d’abdiquer cette partie de l’intégrité qui est personnelle pour le conformisme et l’obéissance qui sont les deux manifestations de la domestication. Le conformisme est la peur de la différenciation. Elle est ancrée dans notre instinct grégaire qui craint plus que tout d’être rejeté du troupeau. Cette peur est pour beaucoup d’Hommes insoutenable et afin de l’éviter, l’être domestiqué va « retourner » dans le rang, se conformer à l’opinion générale et éviter préventivement tout comportement qui pourrait le désigner au groupe comme différend. L’obéissance à l’autorité est cette propension à obéir à l’alfa de la meute. Les primatologues expliquent volontiers que les grands singes dans leur fonctionnement social se conforment aux ordres d’un patriarche ou d’une matriarche et dès lors que l’autorité du chef est établie et n’est pas contestée se conforment à tous les ordres, même les plus aberrants ou monstrueux s’ils semblent légitimes. Le pouvoir va chercher à renforcer son emprise et la fascination qu’il exerce sur la masse, le troupeau en se drapant de la légitimité qui est un marqueur symbolique ou physique (la violence) de l’autorité. Lorsque les justifications idéologiques du pouvoir tombent, celui-ci en revient toujours à ce qui est son vrai fondement : le pouvoir de commander repose sur la force, qu’elle soit matérielle ou immatérielle. L’expérience de Milgram montre en psychologie sociale la puissance décisionnelle de la soumission et du conformisme dès lors qu’elles sont habilement manipulées par les dépositaires du pouvoir.
On comprend aisément que les deux formes négatives (pléonexie et domestication) loin de s’opposer se complètent. Ceux qui détiennent le pouvoir le font souvent pour exercer leur pléonexie en plaçant ceux sur lesquels s’exerce le pouvoir en situation de domestication.
Nous allons envisager maintenant les deux formes positives de l’évitement de la néoténie. Nous les présenterons comme autant d’accomplissements individuels et collectifs du potentiel humain.
Le perfectionnement : désir d’achèvement personnel positifToute la tradition philosophique est pleine de cette admonestation au perfectionnement. On la trouve dans le discours de la dignité humaine de Pic de la Mirandole, dans Émile ou de l’éducation de Rousseau et chez tant d’autres auteurs.
L’imperfection existentielle de l’homme n’est pas forcément une malédiction. L’imperfection peut être un appel, un désir de perfectionnement.
La déchirure ancrée au cœur de notre existence crée un manque à combler et nous pouvons le combler en devenant meilleur dans ce que nous faisons et ce que nous sommes.
Comme un athlète va sculpter son corps à forces d’exercices et d’ascèse physique jusqu’ à obtenir un corps beau et harmonieux, habile, fort et endurant dans ce qu’il entreprend, l’esprit peut aussi bénéficier de l’érudition, de la sagesse, de la perspicacité et du développement de la mémoire, du sens critique, de la faculté de raisonnement, d’abstraction ou du bon sens. Quand on cherche à exceller dans une activité, on finit par développer ses aptitudes. Celui qui se perfectionne cherche en permanence à devenir une meilleure version de lui-même. Il apprend à sculpter sa statue et il aime cela. Le développement de ces facultés et capacités le remplie de joie, mais aussi d’exigence envers lui-même. Le perfectionnement ne comble jamais vraiment le désir néoténique. Le perfectionniste ne connait pas la paix. Mais cette soif d’absolu, ce désir d’amélioration est comme un aiguillon permanent, une ascèse qui le rend meilleur. Loin de l’emplir d’orgueil comme le pléonexe, le perfectionniste vie toujours dans une extrême humilité. C’est d’ailleurs quand cette humilité disparait que l’on peut supposer que le perfectionnement a été en partie remplacé par la récompense sociale ou immatérielle, la considération sociale ou les bienfaits qu’entraine souvent le statut d’expert. Voila pourquoi le perfectionniste doit fuir les honneurs et les récompenses comme la peste qui vont gâter son désir, l’altérer et le dévaluer. Le perfectionniste est un assoiffé d’absolu.
Quand il sculpte son être comme un joailler une pierre précieuse, le perfectionniste peut entrevoir le développement des qualités morales, de caractère qui ont été si bien décrites dans l’étique d’Aristote. Il existe bien un pont entre l’achèvement personnel et l’achèvement social.
L’entraide ou l’achèvement social positif.Nous définirons l’entraide comme le contraire de la domestication. Cette dernière crée des chaines hiérarchiques entre les êtres. Les puissants prennent plaisir à créer de vrais échelles de servitude, sorte de domestication en cascade. L’esclave est consolé de sa servitude quand on lui donne un esclave personnel.
Au contraire, l’entraide n’existe qu’entre égaux existentiels. Il est possible d’accomplir l’inachèvement dans la collectivité positive des égaux et des hommes libres. Le sentiment associé est celui de la solidarité de destin. Nous sommes tous appelés à un moment de notre vie d’être en situation de vulnérabilité. Nous serons bien heureux à ce moment la de compter sur l’aide d’un égal.
En anticipant cette vulnérabilité, nous proposons une sorte de pari fraternel. Je t’aide présentement au moment ou tu es dans la détresse car je serai heureux de pouvoir espérer l’aide d’un frère lorsque je serai à mon tour dans la détresse.
L’entraide peut contaminer des groupes entiers. A une échelle granulaire, elle concerne deux hommes, mais le principe peut facilement s’étendre à des groupes d’égaux, capable de prendre une sorte d’assurance en la personne de la collectivité solidaire et mutuelle. Le groupe vient alors au secours d’une personne en danger. Le groupe se renforce par ce darwinisme inversé, véritable ruse du vivant pour perpétuer le vivant.
L’entraide peut mener jusqu’au sacrifice lorsque conscients que nous existons non plus uniquement individuellement mais comme une déclinaison du tout, nous sommes capable de sacrifier la fleur de notre vie singulière à la survie de l’arbre tout entier.
Kropotkine a montré que l’entraide est le contraire parfait de la charité qui est toujours unilatérale et s’exerce toujours du puissant vers l’opprimé. La charité est la compagne de la domestication et du pouvoir. Elle humilie ceux qui la reçoivent lorsqu’ils sentent qu’ils n’auront jamais la possibilité de payer leur dette en retour.
Voila, j'espère que le texte n'est pas trop assommant